lundi 20 juillet 2009

Sem Nostalgia, le nouvel album de Lucas Santtana

Lucas Santtana est probablement un des secrets les mieux gardés de la musique brésilienne contemporaine. Espérons que Sem Nostalgia, son quatrième album sorti il y a quelques semaines, trouve enfin un public à la mesure du talent de son auteur. Lequel choisit ici de se confronter au format le plus exigeant de la musique brésilienne : voix et guitare, voz e violão.

Manifeste Afro-Tropicaliste du Troisième Millénaire
Quelqu'un qui explique qu'en tant que guitariste, James Brown et Jorge Ben ont eu la plus "grande importance dans la formation groovesque de ma main droite", a déjà tout compris. Bahianais devenu Carioca d'adoption, Lucas Santtana est un musicien complet, alliant formation classique et pratique pop. En 2000, Eletro Ben Dodô, son premier album, avait mis la barre très haut. Placé sur la liste des 10 meilleurs albums indépendants de l'année par le New York Times, les débuts de Lucas Santtana permettaient, selon l'anthropologue de la musique Hermano Vianna, de "repositionner la musique pop de Salvador dans la ronde océanique de l'Atlantique Noir, à laquelle tous les nouveaux batuques digitaux sont connectés" ("Eletro Ben Dodô reposiciona a música pop de Salvador na roda oceânica do Atlãntico Negro, à qual todos os novos batuques de computador estão conectados"). Vianna allait même plus loin dans le dithyrambe en écrivant que "Eletro Ben Dodô est le meilleur disque de pop africaine jamais enregistré au Brésil (le Africa-Brasil de Jorge Ben étant évidemment hors-concours) et pourrait devenir une référence par la pop contemporaine de nombreux pays d’Afrique" ("é o melhor disco de pop africano jamais gravado no Brasil (Africa Brasil, de Jorge Ben, o "Ben" de "Eletro Ben Dodô", é obviamente hors-concours) e poderia tornar-se referência para o pop contemporâneo de muitos países da Africa, começando pela versão iorubá de James Brown (que é digna de Fela Kuti ao vivo no Shrine)"). N'en jetez plus ! Mais Eletro Ben Dodô est bel et bien tout ça.

Un coup d'essai, coup de maître qui projetait les germes du Tropicalisme (à savoir la capacité à tout digérer pour produire une synthèse cohérente) en plein dans notre troisième Millénaire. Par son histoire familiale, Lucas Santtana est d'ailleurs intimement lié à ce mouvement artistique des années soixante. Lucas Santtana n'est pas un "fils de", comme peuvent l'être ses copains Moreno ou Davi Moraes, mais c'est tout de même son père, Roberto, qui présenta Gilberto Gil à Caetano Veloso dans les années soixante, rien moins que la recontre initiatrice du mouvement. Et s'il n'est pas "fils de", il est le neveu de Tom Zé, l'autre figure essentielle du Tropicalisme (un lien de parenté qu'il ne découvrit cependant que sur le tard).

Plus encore, dans la lignée de cet autre grand post-tropicaliste, Carlinhos Brown, Lucas Santtana avait choisi de mettre l'accent rythmique sur sa musique, s'appuyant sur la riche tradition percussive bahianaise. Eletro Ben Dodô reste encore aujourd'hui un véritable manifeste.

Exercice de style et subversion de la contrainte
Sem Nostalgia est un disque construit exclusivement autour de la voix et de la guitare-nylon. Le lexique de base de la musique brésilienne, un exercice qui aura laissé les plus grandes œuvres, de Dorival Caymmi à João Gilberto. S'attaquer à ce format, s'est se confronter directement à tout un pan du patrimoine, de la même façon qu'en jazz on impose son style personnel à l'épreuve des standards.

Mais quelqu'un d'aussi brillant que Lucas Santtana n'allait pas se contenter de sortir un banal disque acoustique. Son exercice de style a de plus hautes ambitions. Il lui faut subvertir la contrainte. Effectivement, outre le chant de Lucas, tous les sons sur ce disque ont bel et bien été joués sur une guitare : point de basse mais des lignes de basse jouées sur la 6 cordes, point de batterie ni tambours mais des percussions sur le corps de l'instrument. Mais pas seulement. La guitare, ce sont aussi des sons samplés et retriturés, à l'image de ce "Super Violão Mashup", en ouverture de l'album, qui malaxe des bribes instrumentales de Dorival Caymmi, Baden Powell, João Gilberto, Jorge Ben ou Gilberto Gil. Si les oreilles fines peuvent s'amuser à les essayer de les reconnaître dans ce jeu de collage, le sens d'une telle démonstration de mashup semble plutôt être de se placer sous les meilleurs auspices tout en brouillant les pistes, se les approprier pour mieux les détourner. Humble qui ne s'en laisse pas compter.

Sur l'album, les seules exceptions à la guitare sont quelques sons d'insectes, captés sur le terrain et, parfois, ré-arrangés par la suite. Sons de la nature, sons d'ambiance. A la façon du très serein "Natureza n°1 em Mi Maior" qui clôt le voyage. (Alors que j'écris ces lignes, comme en écho, un gecko sur le plafond de la terrasse, proche de la lumière, vient de croquer un énorme papillon de nuit. Les ailes battent, coincées dans la gueule du reptile, et produisent ce grésillement paniqué qui attira mon attention. Même ici, au cœur de la ville, la Nature aime parfois à nous rappeler combien la vie peut être un combat sans pitié. Mais, ouf, la prise était cette fois-ci trop grosse, l'énorme et magnifique papillon de nuit a réussi à s'arracher des machoires du gecko, pour s'envoler sauf dans la nuit.) L'ambition est de créer une texture sonore complexe, où l'on retrouvera quelques échos du dub qui avait donné sa direction à l'album précédent de Lucas Santtana, Three Sessions in a Greenhouse.

On retrouve également sur l'album le goût de Lucas Santtana pour l'univers des jeux vidéo. Cela pourrait sembler anecdotique si ce n'était au contraire significatif, ludique mais pas gratuit. De la même façon que sur Parada de Lucas, son deuxième album, on retrouvait un morceau intitulé "Teclado Casio Vulgar". Ici, il s'agit de "O Violão de Mario Bros", rappelant que la richesse de la musique brésilienne tient aussi dans son habilité à sophistiquer des éléments populaires et rendre populaire des complexités savantes.

Enfin, tout conceptuel qu'il soit, ce Sem Nostalgia n'oublie pas pour autant l'émotion en chemin, comme en témoigne par exemple le doux "Ripple of the Water", ou les 3 titres co-signés avec Arto Lindsay. Qu'il s'agisse de ses propres compositions, ou de la belle reprise du "Amor em Jacumã", de Dom Um Romão, par sa concentration sur l'essentiel, sa cohérence, Sem Nostalgia est l'œuvre de la maturité pour son auteur.

Artiste de son temps, adepte du Do It Yourself, Lucas Santtana a bien intégré les problématiques de la diffusion de la musique à l'époque du WWW. Aussi son précédent album était-il (et est toujours) disponible en libre téléchargement sur le propre site de l'artiste, Diginois. En outre, il s'y exprime en authentique blogueur, l'alimentant très régulièrement. De même, Sem Nostalgia sort sur la toile avant d'être en magasin. Son auteur semble avoir compris que l'essentiel est d'atteindre à la notoriété. Car, comme bien souvent quand un musicien reçoit les éloges de la critique et de ses pairs, cela est souvent synonyme d'un manque de reconnaissance publique. Lucas Santtana est ainsi un grand espoir confiné à une relative confidentialité. Dans cette perspective, suivez ce lien si vous souhaitez découvrir l'album et le faire connaître.


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