jeudi 21 janvier 2010

Haïti, l'âme des défunts et la sagesse des houngans

Dores et déjà, toutes les énergies, tous les moyens mobilisés, vont se déployer vers la reconstruction d'Haïti. Sauvons les (sur)vivants. Mais si on pense à tout un peuple démuni, à la rue, en détresse, on n'oublie pas les morts. On pense aux disparus, à leur nombre absolument invraisemblable, probablement plus de 100 000.

Si la religion catholique est la seule qui soit officielle en Haïti, depuis le concordat passé avec le Vatican en 1860, ce sont les Eglises protestantes qui sont en plein essor et rassemblent un nombre de croyants de plus en plus important. Ceci posé, si nous voulons ici rendre un hommage aux disparus, c'est en évoquant la conception vaudoue de la Mort. Après tout, comme en témoigne André Ismaite, houngan (prêtre vaudou) de son état, "on invite les pasteurs et les prêtres au palais présidentiel. Mais on fait comprendre qu'on n'y souhaite pas de cérémonie vaudoue. Quelle hypocrisie ! Ce pays a été fondé sur le vaudou. Tous les Haïtiens, qu'ils se proclament catholiques ou protestants, ont le vaudou dans le sang !" (Le Monde, 23 janvier 2010). Le vaudou, par sa dimension syncrétique, est fédérateur, comme en témoigne le vévé (symbole) du Guédé (esprit de la Mort) Baron Samedi où figurent un autel et une croix, entourés de cercueils. Celui-ci, habituellement visiteur des cimetières, en est réduit ces jours-ci à être le Baron Samedi des fosses communes.

Qu'adviendra-t-il de l'âme des disparus dans ces conditions ? La re-lecture de certains passages du livre Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, pourrait inquiéter quant à leur devenir. Les fantômes mais aussi les zombi, à savoir les "âmes errantes de ceux qui, ayant péri à la suite d'un accident, sont condamnés à rester sur terre le temps que Dieu leur avait assigné à vivre" (p 229). On apprend aussi qu'au neuvième jour après la mort, les premières âmes vont commencer à s'éloigner. "Tout individu porte en lui deux âmes, le "Gros" et le "Ti-bon-ange" qui ont chacune un sort différent, en fait, on oublie cette distinction. On parle du mort comme s'il se survivait à lui-même sous la forme d'une âme désincarnée.
Des discussions que j'ai eues avec les paysans de Marbial sur la vie d'outre-tombe, il ressort que le "Ti-bon-ange" ne quitterait la terre qu'au neuvième jour après le décès, soit après les "dernières prières". C'est lui qui se présenterait devant Dieu et lui rendrait compte des "péchés" de celui ou de celle dont il avait la garde. Quant au "Gros-bon-ange", on l'identifierait aux fantômes. Il ne s'éloigne qu'à regret des lieux qu'il a fréquentés et s'attarde dans la maison mortuaire" (Le Vaudou haïtien, pp 228-229).

Longtemps, donc, les fantômes accompagneront les Haïtiens dans la reconstruction. Longtemps après que l'odeur des cadavres pris sous les décombres aura cessé de hanter les vivants, les âmes des défunts rôderont encore. Tout travail de deuil commence par la présence fantômatique du défunt. A la fois, dans la crainte qu'elle inspire et dans le réconfort de cette encore proximité. Car cette proximité, même fantômatique, n'est pas encore tout à fait l'absence.

Le deuil passe aussi par un rituel. Mais, dans un pays ainsi ravagé, quels égards accorder aux défunts, quels rituels leur consacrer ? Les houngans heureusement font preuve de bon sens et fixent les priorités. Ainsi Jean-Alex Marc, houngan à Tabarre, un faubourg de Port-au-Prince, reconnaît l'urgence : "la grande catastrophe du 12 janvier balaie toute normalité. Adaptons-nous. Le corps, après tout, n'est qu'enveloppe. Débarassons-nous des cadavres pour la sauvegarde de tous. C'est l'esprit qui importe. Nous ferons les cérémonies plus tard" (Le Monde, 23 janvier 2010).

Le 5 janvier, les lwas, ou loas (c'est-à-dire les esprits), avaient été convoqués pour une grande communion, le "couché yanm". Ce soir-là, ils étaient venus mais ne s'étaient pas comportés à leur habitude : "ils ne parlaient pas, ne mangeaient pas, ne festoyaient pas. Ils pleuraient. C'était bouleversant" (Le Monde, 23 janvier 2010). Mais le message des esprits était resté incompris. Seulement quelques jours plus tard, lors du tremblement de terre, les houngans ayant organisé cette communion comprirent le message, l'avertissement des lwas qui, bien sûr, savaient déjà.

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