vendredi 30 avril 2010

L'artiste comme "business partner" (Mécénat 3ème partie))

Carlinhos Brown s'apprête à sortir un album et partir en tournée avec l'appui de la marque brésilienne de cosmétiques Natura, Dâm-Funk célèbre les 50 ans de Dr. Martens en reprenant un titre de The Human League. Deux exemples de l'actualité du mécénat.

On le sait, l'industrie du disque est en crise, les ventes en chute libre. Selon l'IFPI et son annuel Recorded Industry in Numbers, le marché mondial affiche une baisse de 7% de ses revenus en 2009... Le coupable est tout trouvé : c'est la faute au téléchargement pirate, bien sûr. C'est ce que nous répètent les majors. A les écouter, on a l'impression que ces récents bouleversements, tant technologiques que dans les pratiques qui en découlent, ont saccagé une formule qui fonctionnait depuis la nuit des temps. Erreur. La possibilité d'enregistrer de la musique est toute neuve, elle date seulement d'un peu plus d'un siècle. C'est seulement depuis cette formidable invention que l'on peut vendre des supports sur lesquels étaient gravés la musique.

La musique, elle, remonte à la nuit des temps et les gains fantastiques générés par la vente d'enregistrements musicaux n'est finalement qu'une parenthèse dans l'histoire de l'économie de la musique.

Pour pallier cet évident manque à gagner, certains conseillent donc aux musiciens de retourner à leur "vrai métier" : la scène. On leur suggère de repartir sur la route, de monter des tournées, d'enchaîner les concerts. On les assure que le public viendra les voir et les fera vivre. Avec ce petit plus : un échange véritable avec celui-ci. Petit hic pour le public, conséquence de cette nouvelle orientation, une inflation du prix des places pour certains artistes jouissant d'une notoriété certaine. Autre hic, pour les musiciens celui-là : la pénurie de dates et de salles, et de public...

De plus, sur ce secteur de l'organisation de concerts, festivals et tournées, on assiste à une concentration du marché dans les mains de quelques géants. Christophe Davy, directeur de Radikal Productions et programmateur de festivals, notamment du Printemps de Bourges, en dresse un constat désabusé : "nous étions un secteur d'artisans. Aujourd'hui, le milieu est investi par des groupes cotés en Bourse" (Le Monde, 25 et 26 avril). Emblématique de cette évolution, Live Nation. Isabelle Gamsohn, la directrice de sa branche française cherche pourtant à rassurer son monde, en particulier ceux qui craignent pour la diversité : "le but n'est pas d'attirer des artistes en faisant de la surenchère, mais de trouver des idées nouvelles, de faire de l'artiste un véritable "business partner" et de faire profiter certains de notre réseau international" (Le Monde, ibid.).

En attendant une hypothétique "licence globale", ou l'invention d'une "taxe Tobin" prélevée aux FAI et reversée intégralement aux ruinés de la dématérialisation, les musiciens ont besoin de ré-inventer leur métier ou, plus trivialement, de se trouver de nouvelles sources de revenus.

Ré-inventer ou se tourner vers un débouché aussi vieux que "faire tourner le chapeau" : trouver des mécènes.

Il ne s'agit plus trop de princes et de monarques éclairés. Dans nombre de pays, il ne s'agit pas non plus d'argent public ni de commandes d'Etat, des pays pour qui un Ministère de la Culture "à la française" appartient à une science-fiction. Précisons juste que, concernant Carlinhos Brown, il a su rendre ses projets attractifs pour des nombreuses ONG internationales, voire même de l'UNESCO. Ces structures n'agissent pas dans une logique "marchande". A la différence du mécénat privé.

Le mécénat privé ! Rien de tel pour redorer son blason à peu de frais que de chercher à profiter de l'image et de la notoriété de certains artistes pour espérer que cela déteigne sur celles de l'entreprise. Acquérir un prestige certains en créant une fondation dédiée aux arts, sponsoriser des artistes...

Dans les deux exemples évoqués ici, une action culturelle est donc aussi l'occasion pour ces marques de communiquer, rappeler l'histoire de la marque et ses valeurs.

Ainsi, Dr. Martens fête ses cinquante ans en proposant à dix artistes de reprendre dix titres emblématiques de l'esprit punk-rock. Mais cela ne saurait suffire, un site est créé. Un véritable petit documentaire d'une dizaine de minutes est mis en ligne afin de retracer l'histoire de cette marque devenue un emblème de la culture britannique.

voire

Pour Natura, on trouve le programme de mécénat musical, Natura Musical, présenté sous forme de "manifeste". Manifeste ? Euh, à regarder les images, on trouverait presque plus juste de parler de "film publicitaire".


Mais les artistes n'ont pas de réticences à avoir. Après tout, sans mécènes le patrimoine de l'humanité serait bien moindre. Il y a toutefois un risque évident : être associés à des valeurs défendues par l'entreprise et qu'ils ne partageraient pas.

L'histoire de Doc Martens sur le site de la marque selon Martin Roach, auteur par ailleurs du livre Dr. Martens : The Story of an Icon, possède une bien curieuse façon de se démarquer de la "tyrannie des marques". Le problème avec les marques, c'est qu'elles dictent un comportement. Elles vous offrent peut-être le must-have de la saison mais vous n'avez rien d'autre à faire qu'à tendre votre argent, explique Roach. Et d'enchaîner avec cet argument-massue qui renvoie aux origines du mot "marque" (brand, en anglais) : c'est ce qu'on appose sur le bétail.

"The problem with 'brands' is that they dictate. They might offer the must-have item of the season, but they design it, shape it, form it and sell it. You have no say other than handing over your money. Look at the word : 'brand'. That's what they do to cattle.

Rebel.


Create your own brand."

Bel effort avec ces sauts de ligne pour asséner le fin mot de l'histoire. Avec 42 millions de kilomètres de son fameux fil jaune utilisés chaque année pour coudre ses semelles, Doc Martens ne vous traite pas comme du bétail. Non, ce serait faire insulte aux punks ayant permis à la marque d'acquérir sa notoriété que de le laisser croire. Pourtant, la conclusion de l'historique de Dr. Martens proposé par Martin Roach est assez édifiante :

"The best form of rebellion is individualism. Thinking For Yourself".

Certes l'indépendance d'esprit et le sens critique sont nécessaires mais, mauvais esprit aidant, on serait presque tenté de faire un rapprochement avec le dernier paragraphe d'Anthem, un roman d'Ayn Rand, cette philosophe et romancière adulée des néo-libéraux et des libertariens. Chez Ayn Rand, l'ennemi, c'est le collectif, dont l'Etat serait une manifestation. Elle y oppose un individualisme qu'elle qualifie d' égoïsme rationnel.

"Et ici, sur le portail de ma forteresse, je graverai dans la pierre le mot qui doit être mon phare et mon étendard. Le mot qui ne mourra pas, même si nous devons tous périr dans la bataille. Le mot qui ne mourra jamais sur cette terre, car il en est le coeur, le sens et la gloire.
Le mot sacré : EGO"
(Ayn Rand, Anthem, 1938)

Il faut bien admettre, en terme d'ego, les musiciens sont rarement en reste. Les artistes en général non plus. Mais, de l'anarchisme punk ne risque-t-on pas de glisser vers sa version néo-libérale, le libertarianisme ?

On le sait, être "tendance" est primordial pour une marque. L'ouvrage de John Leland, Hip : The History, consacre un chapitre, "It's like punk rock, but a car", à cette quête permanente. La poursuite du hip, par définition toujours fuyant, mérite qu'on lui consacre des efforts importants, que l'on lance des bataillons de cool hunters à ses trousses : "hip is a trick to make people think they’re rebelling when they’re just buying stuff" (p. 286). Le hip est un truc pour faire croire au gens qu'ils sont des rebelles quand ils se contentent d'être des consommateurs. Promis, une prochaine fois, on remontera jusqu'à l'Ecole de Francfort pour inscrire ce type d'arguments dans une histoire des idées.

Pour aujourd'hui, revenons simplement à l'excellent bouquin de John Leland. Il y cite un article de Thomas Frank ("Why Johnny Can't Dissent") à propos de certains executives branchés : "They're hipper than you can ever hope to be because hip is their offical ideology, and they're always going to be there at the poetry reading to encourage your 'rebellion' with a hearty 'right on, man!' before you even know they're in the auditorium. You can't outrun them, or even stay ahead of them for very long; it's their racetrack, and that's them waiting at the finish line to congratulate you on how outrageaous your new style is, on how you shocked those stuffy prudes out in the heartland" (ibid. p. 286).

L'extrait de l'article de Thomas Frank, par ailleurs auteur de The Conquest of Cool, souligne le fait que cette catégorie de cadres, que l'on trouvera notamment dans les agences de comm' ou de pub, sont sincèrement des addicts de la branchitude. C'est leur "idéologie", dit-il. D'accord, ils bossent comme des dingues mais, au moins, ont-ils les thunes pour se payer ce qui est tendance.

Alors, oui, certainement, que les types chez Doc Martens écoutent réellement les Noisettes, Buraka Som Sistema ou Dâm-Funk, ainsi que les autres artistes choisis pour fêter le cinquantenaire de la marque. Certainement que les dirigeants et cadres de Natura sont des fans de Marisa, Arnaldo ou Brown...

S'il ne faut pas être bridé par des principes éthiques peut-être obsolètes, s'il faut reconnaître dans le mécénat, du point de vue de l'artiste, l'inusable et toujours efficace stratégie du "Cheval de Troie", il faut aussi en rappeler les limites : ce sont encore une fois les artistes bénéficiant déjà d'une notoriété "rentable" qui en bénéficient le plus, ceux qui sont déjà considérés comme des "business partners".

Mais, pour conclure sur une note pratique et positive, laissons la parole à Carlinhos Brown qui, il y a une dizaine d'années, quand je le rencontrais à Salvador, me disait son impératif de pragmatisme (je posterai un de ces quatre l'intégralité de cet entretien).

"Nous n’avons pas seulement des responsabilités vis-à-vis de notre plaisir personnel qui est de chanter. Je n’ai pas besoin d’être payé pour chanter ou même que l’on me donne quoi que ce soit. Je chante, j’ai du plaisir à chanter et, en plus, je suis payé pour ça. Peut-être qu’avec cet argent, je vais transformer le monde non seulement par mes paroles mais aussi par l’attitude. Critiquer ne suffit pas. Critiquer Chirac ne sert à rien si on n’a pas d’actions à côté. Quel genre de citoyen du monde suis-je qui ne fais que se plaindre par des pamphlets ! Et dis simplement : « je veux la paix, je veux la paix ! ». Et je suis en train de manifester, d’agresser la police ou d’être agressé par la police ! L’action, c’est différent. Une chose est de demander, l’autre est d’agir. Notre génération veut agir. Et agir est une façon de réagir. Je ne peux pas penser qu’à ma survie. Il faut aussi que je collabore avec des choses qui ne sont pas bonnes. Il y a une partie du monde qui a fréquenté les universités en se plaignant à partir de bases théoriques et non pratiques. Or aujourd’hui, le monde a besoin de choses pratiques et non théoriques".

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