mardi 26 octobre 2010

Quelques considérations de DJ Shadow sur le DJing

Avec Endtroducing, sorti en 1996, Josh Davis aka DJ Shadow avait réussi un coup d'essai-coup de maître. L'album est répertorié dans le Guinness Book des Records comme étant le premier à avoir été exclusivement réalisé à partir de samples, et de quelques scratches. Même si l'affirmation est contredite par la présence de Lyrics Born et Gift of Gab pour quelques vocals, l'album s'est affirmé comme une borne. Il est vénéré par certains et Eliot Wilder lui a même consacré un livre, publié dans la série 33 1/3. Avec DJ Shadow , Kid Koala et quelques autres, le turntablism devenait  un art à part entière.  John Doran est allé l'interroger pour le magazine The Quietus. Aller à la rencontre de Shadow, c'est prendre le pouls d'une discipline encore très jeune, c'est écouter un passionné de musiques et de disques, un crate digger incurable, un homme atteint de gramomania aiguë, comme on l'aurait dit au début du XXe siècle. Ainsi la scène du documentaire Scratch où on le voit fouiller les sous-sols de son disquaire favori, entouré de piles de disques poussiéreux, est anthologique. Comme un archéologue du vinyl, il fouille et creuse, une aiguille en guise de pinceau. Sans pour autant être passéiste. Il cherche au contraire à s'inscrire dans le présent. Je vous propose quelques extraits de cette interview que je me suis efforcé de traduire.

Pour un DJ comme Shadow, réaliser un album peut véritablement être un exercice solitaire. "Endtroducing était exclusivement non-collaboratif, explique-t-il au magazine. Et après cela, je sentais que j'avais vraiment envie d'apprendre des autres, pour découvrir comment enregistre un guitariste et comment s'échauffe un chanteur... Tout ces trucs que je trouvais bluffant en tant que fan de musique".

Après quelques coopérations, notamment avec Cut Chemist, autre dingue des platines, Shadow s'est attelé à de nouveaux projets en solitaire. Ainsi, pour travailler sur son prochain album, son quatrième en solo, annoncé pour début 2011, il s'est isolé dans la campagne californienne. "C'est toujours difficile pour moi de détacher un thème en particulier d'un travail mais, ici, il y a cette combinaison de rural et d'urbain. Je m'étais installé pour travailler dans une petite maison à la campagne, dans le Wine Country, en Californie, afin de pouvoir atteindre le niveau de concentration que j'estimais nécessaire pour faire de la musique. J'ai donc loué cette petite maison d'une seule pièce et qui me permettait de dormir, me réveiller, travailler, dormir, me réveiller, travailler... C'était un environnement très rural. Chaque jour, je prenais la voiture pour aller faire un petit tour dans la montagne alentour, sur les routes, et cela a affecté l'ambiance de l'album".

Le côté rural, on n'en trouve pourtant pas trace sur le single "Def Surrounds Us" qui commence comme du juke avant de finir plutôt drum and bass...
"Je ne sais pas comment faire de la musique dansante et je ne l'ai jamais su mais "Def Surrounds Us" est comme un amalgame bâtard de crunk, dubstep et drum and bass, même si je ne sais faire aucun de ces genres spécifiquement. Donc heureusement, c'est devenu quelque chose d'unique que tu ne pourrais pas entendre sur un label de drum and bass, ou sur un label de dustep. Ca existe dans son propre espace".


Et s'il est un crate digger, il n'est pas pour autant snob et ne critique pas ceux qui utilisent des CDs ou du mp3 plutôt que des vinyls...
"Pour autant que je sois concerné, le DJing n'est pas exclusif au turntablism. La première fois que je suis allé en Grande-Bretagne pour ma première tournée, je faisais le DJ avec James Lavelle qui ne scratche et ne mixe pas du tout. Il jouait littéralement un disque après un autre, et ça ne gênait pas le public. J'aurais peut-être fait un peu de mix et un peu de scratch, ça ne les aurait pas fait danser avec plus d'ardeur. C'est la même chose avec Gilles Peterson ou Keb Darge, ou n'importe quel DJ de Northern Soul. Je ne peux pas faire ce qu'ils font parce que le truc c'est de connaître son public et connaître son crate. Et pour moi, ça n'a pas d'importance si c'est un crate de vinyls, une pile de CDs ou une playlist de MP3. Je dis ça mais, en même temps, je comprends les puristes. J'achète toujours du vinyl et je préfère toujours jouer des vinyls quand c'est possible. Mais parfois tu tombes sur des problèmes logistiques. Il y a environ un an, j'ai fait un DJ Hero gig. J'ai choisi de passer des vinyls parce que ça me semblait approprié et parce qu'il n'y a plus tellement de monde qui jouent des vinyls aujourd'hui. Alors je voulais me tester pour voir si je pouvais ne passer que des vinyls et, bien sûr, j'ai eu des problèmes parce que l'installation n'était pas calibrée pour le vinyl. Puis Zane Lowe a enchaîné en utilisant des CDs et instantanément, c'était deux fois plus fort et les gens étaient là : "ah, ça y est, c'est parti !". Zane en était tout gêné : "mec, pourquoi faut-il que je passe après toi, tu es Shadow !". Alors je lui ai dit que les gens s'en foutaient. Tout ce qu'ils aiment, c'est si ça sonne bien et si on se sent bien. Aussi, je respecte toutes les disciplines du DJing, je ne suis pas snob".

D'accord, mais parmi ces disciplines, le turntablism est la base de son art, comment le définirait-il ? Et que pense-t-il de son évolution ?
"Ma définition du turntablism est l'utilisation de la platine en tant qu'instrument solo, par exemple, si tu vas voir Q Bert - que je considère toujours comme le meilleur du monde, tu es là pour voir le Miles Davis des platines. Le Jimi Hendrix des platines. C'est entendu que tu vas assister à une performance virtuose. Mais je pense que le meilleur moment pour le turntablism se situait à la fin des 90's. C'était un mouvement, un moment où les DJs cherchaient à obtenir leur reconnaissance au sein du hip hop".


Questionné sur les collègues qui utilisent des pédales d'effet, à la façon de Cut Chemist, ou qui, comme Edan, scratchent sur des disques de psyché turc, style en vogue, pense-t-il qu'il est nécessaire pour un DJ d'élargir son champ de référence et sortir de son confort ?
"Les deux personnes citées ont leur place dans la lignée du DJing hip hop mais cette démarche s'inscrit dans toute l'histoire du hip hop. Bambaataa écoutait Kraftwerk à une époque où tout le monde se limitait à Sly Stone et James Brown. Je ne crois pas me tromper en disant qu'il ne devait pas y avoir grand-monde dans les cités de Bronx River qui écoute Kraftwerk à cette époque-là. Ce qu'il faut se dire, en tant que DJ, c'est : 'qu'est-ce que je peux ajouter afin que tout ça continue à grandir'. C'est ce à quoi aspirent les vrais DJs. Mettre leur patte pour s'inscrire dans cette lignée avant de passer le relai au suivant et lui dire 'et maintenant, qu'est-ce que tu vas construire, comment et qu'est-ce que tu vas apporter'. Si Cut Chemist utilise une platine et des pédales d'effets, c'est cool mais qu'est-ce que moi je pourrais faire avec ça ? Tout repose sur les échanges d'idées pour que les choses avancent. Mais il y a un élément clé pour moi, et parfois j'ai l'impression que c'est presque perdu parmi mes pairs, c'est d'amener de la musique d'aujourd'hui dans tout ça. C'est ce que dirait John Peel. J'avais l'habitude de lire ses réflexions dans divers magazines et il aurait dit : 'oubliez le passé, le passé est à l'abri, pourquoi les gens n'embrassent-ils pas plus le présent ?'. Comment faire rentrer ça dans ton paradigme et continuer de faire avancer les choses. Je pense que c'est vraiment un concept-clé pour un DJ".


Occasionnellement, DJ Shadow applique même à ses disques le principe du Bookcrossing : les laisser dans la nature afin qu'ils circulent librement et soient trouvés par quelqu'un...
"Ca marche bien aux States et en dehors de Londres, parce qu'à Londres tu ne pourrais pas rentrer dans un magasin et poser un disque quelque part sans que quelqu'un le remarque. Aux Etats-Unis, tu peux rentrer dans n'importe quel boutique d'occasions et personne ne s'en souciera tant que tu ne sortiras pas avec quelque chose. C'est comme ça que ça s'est passé quand je tournais en Europe de l'Est avec mon premier paquet de vinyls et tu peux peut-être tomber sur l'un deux par hasard dans un magasin de Budapest. J'aime l'idée que cela puisse être un collectionneur de musique classique du XXe siècle qui tombe dessus, aussi bien que n'importe quel hipster à Soho".

 Une belle invitation à devenir crate-digger soi-même pour espérer en trouver un exemplaire... Mais surtout, une invitation à transmettre, faire découvrir, partager. A notre façon, c'est aussi ce qu'on essaie de faire ici.

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