vendredi 7 janvier 2011

Sly Stone : High comme Icare ?

"Les martyrs, cher ami, doivent choisir d'être
oubliés, raillés ou utilisés. Quant à être compris, jamais"
(Albert Camus, La Chute)

Il y a un an, pour vous souhaiter la bonne année, j'avais mis en ligne cette photo en noir et blanc de Sly hilare, en train de sauter. Mais jusqu'à ce que je la découvre, je n'avais jamais vraiment prêté attention à ses obsessions d'élévation.


Je connaissais bien sûr ses pochettes le montrant "en l'air", au zénith de son saut, celle High On You, et celle de Fresh la plus célèbre, souvent utilisée de façon emblématique dès lors que l'on évoque Sly Stone dans toute sa splendeur. Un indice à ajouter : un de ses plus grands succès s'intitule tout bonnement "I Wanna Take You Higher". Un autre de ses tubes, "Everybody is a star" : qui a-t-il de plus perché qu'une étoile ? Comment ne pas y avoir pensé plus tôt !

A l'époque où sortirent ces albums, en 1974 et 1975, Sly était déjà entré dans une phase tourmentée, ses années glorieuses étaient loin et le déclin une forme de routine. La Family Stone, malgré les réels liens familiaux d'une partie du groupe, avait changé de personnel et High On You pourrait même être considéré comme un album solo de Sly. Que les siens l'aient laissé en plan en dit long sur l'état des relations qu'avait entraîné les errements de leur leader.

Dès 1970, les choses commencèrent à ne plus tourner tout à fait rond. Alors que Sly et sa Family contribuaient à l'invention du funk, qu'ils venaient de triompher à Woodstock et, par leur mixité intégrale, incarnaient une forme d'idéal que seuls les plus enthousiastes auraient pu imaginer pouvoir se réaliser, Sly déclarait à un journaliste que leur prochain album serait "le plus optimiste de tous". Pourtant, comme l'écrit Greil Marcus, "quelque chose clocha. Sly commença à arriver en retard aux concerts ou à ne pas venir du tout. Ce qui provoqua des émeutes, dont une très violente à Chicago. Les représentations, quand elles avaient lieu, étaient souvent erratiques, colériques ou désenchantées. Le nouvel album ne venait pas ; il y avait des embrouilles avec les organisateurs ; des poursuites judiciaires ; des rumeurs de dissolution du groupe ; des rumeurs parlant de mauvaises drogues, de gangsters, d'extorsion, de menaces de mort. L'imprésario de Sly déclara que son client avait des dédoublements de personnalité" (Sly Stone : le mythe de Stagger Lee). 

Les Lois de la Patatras-physique
Tout corps s'élevant dans les airs est amené à se reposer, même s'il s'agit de celui d'un oiseau. Tout corps, je dis bien tout corps, à l'exception des satellites et autres engins envoyés dans l'espace, en orbite ou que sais-je, ce qui vous l'avouerez n'est guère courant. Mais vous pouvez être noble rapace, profil aquilin et vue perçante, tournoyant immobile en quête d'une proie, cigogne migratrice, long bec et plumage bicolore, flamand rose, parcourant les immensités célestes, toujours vous finirez par atterrir. Dans le cas de l'homme, puisqu'il ne sait pas voler, l'atterrissage est toujours une chute. Dans le cas de la gymnastique par exemple, cette réception au sol après moult acrobaties est même un critère déterminant d'appréciation de la performance. Que ce soit au sol, à la barre fixe ou sur un quelconque autre appareil, les juges attribueront une note conditionnée en grande partie par la façon dont le gymnaste finira sa prestation : saura-t-il se redresser pour saluer, verra-t-il son équilibre flageolant ? La chute serait même le lot commun si nos athlètes n'étaient pas des stakhanovistes de l'entraînement. Sly, lui, appartiendrait plutôt au monde des saltimbanques mais, au cirque également, l'acrobate doit saluer avec le sourire quand il retombe. Maintenant, imaginez-vous, à la place de Sly Stone à ce moment de l'Histoire : votre gloire est derrière vous, comment ne pas chuter dès lors que vous prétendez vous élevez.

Sans même rêver de voler, amortir la chute, bien se réceptionner, atterrir en douceur, tout cela est déjà un défi. Comme moi, vous avez peut-être vu ce bref film d'archive où, en 1912, Franz Reichelt se lance du premier étage de la Tour Eiffel pour faire la démonstration de son prototype de manteau-parachute...


... Et s'écrase comme une masse. Des images terribles. La première fois que je les ai vues, j'ignorais le dénouement du saut. Quelques années plus tard, en les revoyant, j'étais dès lors attentif à ses instants d'avant. Car l'histoire révèle que les essais n'avaient même jamais été concluants. Franz Reichelt convoqua malgré tout les journalistes à sa démonstration. Il monta sur une table et prit place sur un tabouret posé sur celle-ci, tout contre la rambarde. La trentaine de secondes qui s'écoule avant qu'il ne saute est d'une intensité incroyable. Bon sang, tous ses essais se sont terminés par des fracas et, malgré tout, il est sur le point de se lancer dans le vide. Plus que les images d'un fiasco tragique, on aurait aimer que l'Histoire conserve l'insaisissable : le tourbillon de ses dernières pensées, avant qu'il ne se jette.

Sly, lui aussi, va tomber de haut. Au figuré, cela représente bien un étage de Tour Eiffel. Car si la chute est lourde, c'est qu'il avait été porté, soulevé au-dessus de lui-même, au préalable. Des foules conquises, une jeunesse qui voit en lui "the great Reconcilier". Un costume bien sûr trop grand à porter. C'est la lucidité de Sly qui le fit plonger.

Pour Sly, plus dure sera la chute. Il n'est pas anodin que sa dépendance principale durant toutes ces années fut à la drogue dont la consommation entraîne, son effet dissipé, la plus forte sensation de descente, la cocaïne. Le down est d'autant plus dur que le high fut puissant.


Down comme Icare, dans quelle indifférence ?
Greil Marcus, dans son essai, le compare à Staggerlee où "Staggerlee est un homme libre, parce qu'il saisit sa chance et se moque des conséquences". Staggerlee, qui assassine gratuitement et cruellement Billy le Lion, incarne "un fantasme de liberté totale". D'où le fait qu'une partie de la population noire américaine s'identifie à lui, à travers ce fantasme dont il est porteur : "le dupe de personne, au service de personne, plus retors que le diable et hors de l'atteinte de Dieu".

Quand sort enfin l'album tant attendu, There's a riot going on, en 1971, au lieu de l'album "le plus optimiste de tous" annoncé, on découvre une œuvre crépusculaire, sombre. "C'est la confession d'un homme qui, ne s'exprimant pas seulement en son nom, a été piégé par des limites dont il n'aurait autrefois pas même admis l'existence, sauf pour ce qui est du respect : piégé par la drogue ; par la faiblesse d'un monde fondé sur le style ; par la répression qui conduit les hommes et les femmes noirs à la fuite, à l'exil, à la morgue ; par la superficialité des récompenses qu'une société blanche lui a offertes. Testament de l'oppression, la musique est, à la première écoute, elle-même oppressante" (Greil Marcus, ibid.). Marcus fait de Sly Stone un martyr lucide : "le paradoxe qui donne à Riot sa tension c'est que Sly sait que Staggerlee détient la clef de la vitalité aussi bien que celle du désastre".

Maintenant, on peut aussi se demander si la théorie de Marcus n'est pas finalement trop bien ficelée, comme une solution de facilité. Ou tirée par les cheveux. Personnellement, si je vois bien où il veut en venir,  je ne suis pas certain d'y avoir pleinement adhéré. Certes, on peut bien y trouver quelque pertinence mais cela me semble à la fois forcé et réducteur. Certes, Sly, comme Staggerlee, est tombé dans le piège de l'illusion d'une liberté. N'est-ce pas céder à une forme de déterminisme de les rapprocher ? Parce que Sly est Noir ? En cela, cette interprétation est profondément américaine. Après tout, Sly est américain et le symbole qu'il incarna de même...

Mais, de l'extérieur, vu de la France, de notre vieille Europe avec son antiquité et tous ses mythes, ne pourrait-t-on proposer une interprétation plus humble (en même temps que foncièrement funk-a-logique) du destin de Sly Stone ? Quant à sa pertinence, je vous en laisserais juge. Essayons voir...

Pour nous, ce sera l'allusion au mythe d'Icare, tout simplement. Comme lui, Sly s'est brûlé les ailes. C'est là le sens commun attribué au mythe dans son acception populaire. L'expression ne fait que rappeler les faits, laisse la porte ouverte aux diverses interprétations : Icare est-il pris par la fièvre des hauteurs, grisé et inconscient, traçant haut vers sa perte ? Ou défie-t-il les éléments, lucide quant au dénouement mais considérant que cette ivresse des cimes vaut malgré tout la peine ? Lucide, Sly l'a probablement toujours été.

Lucide certes, mais perturbé, son état d'addiction et de trouble psychologique est décrit par tous les témoins de l'époque. Jusqu'à sa disparition dans l'anonymat. De cette absence propice aux rumeurs. Une sorte de chute plus bas que terre pour qu'il soit ainsi absent aux regards.

Dans le mythe, Icare est enfermé avec son père Dédale dans le labyrinthe que celui-ci a construit. Pris à son propre piège, en quelque sorte. L'évasion passera par les airs quand Dédale fabriquera des ailes pour lui et son fils, avec des plumes collées sur leurs bras par de la cire. Icare s'approchera trop du soleil et sa chaleur fera fondre la cire. D'où sa chute. Sly aussi tombera de très très haut.

La métaphore d'Icare appliquée à Sly est alors à entendre dans son interprétation breughelienne, à savoir que la chute s'est déroulée dans une sorte d'indifférence générale, simple détail dans un coin de la toile...


Certes, les premiers écarts de Sly furent longuement commentés, il était à ce point devenu un symbole malgré lui que ses errances ne pouvaient passer inaperçues. Mais quand il était au fond du trou, qui s'en souciait ? Les titres de ses albums des 70's sortis dans l'anonymat laissent à penser qu'il essayait de se convaincre qu'il était encore attendu. Heard Ya Missed Me, Well I'm Back (1976) : du style, j'ai entendu dire que je vous manquais, ben me voilà de retour ! Back on the Right Track (1979) : de retour sur la bonne voie. Assez pathétique.

Puis il disparut complètement. L'absence est propice aux rumeurs les plus folles et celles-ci le donnaient zombie, junkie cramé, mort, ou au contraire toujours inspiré, qu'il décide seulement de revenir et il mettrait tout le monde d'accord. Le recul des années nous inciterait à pencher pour les premières hypothèses. Mais, comme le disait Camus des martyrs, Sly a-t-il alors été oublié, raillé, utilisé ? Oublié, à une époque certainement. Utilisé ? En forme d'hommage, quand Prince devint une star planétaire, à l'époque de Purple Rain, on ne peut qu'être frappé par des similitudes frappantes : la coiffure choucroute, les jabots, et cette musique qui balance entre le funk et le rock. Sly est alors au fond du trou.

Rêve-t-il encore qu'il vole quand il traverse ces années noires ? "Les rêves de vol sont interprétés comme la manifestation physiologique de troubles de l'équilibre. D'un point de vue psychologique, ces rêves sont généralement interprétés comme l'aspiration à résoudre une situation inextricable, ou à échapper à un poids accablant en adoptant un point de vue qui permet de se défaire de contraintes antérieures" (Encyclopédie des Symboles). La correspondance avec Sly est frappante.

Le vol onirique a ceci de particulier qu'il n'a pas besoin d'ailes. Comme l'écrit Gaston Bachelard dans L'Air et les Songes, "quand l'aile apparaît dans un récit de rêve de vol, on doit soupçonner une rationalisation de ce récit". Il cite l'Abbé Damian qui, en 1507, donnait son point de vue sur la question : "au fond, pour voler, on a moins besoin d'ailes que de substance ailée, que d'une nourriture ailante. Absorber de la matière légère ou prendre conscience d'une légèreté d'essence". Le brave Abbé Damian rationalise là ses échecs. Mauvais perdant. Il avait lui-même essayé de voler en se fabriquant des ailes de plumes, sauta du haut d'une tour et se fracassa les jambes en... tombant. S'il chut plutôt qu'il ne vola, c'était la faute au coq, un coupable qu'il désigna mesquinement un coupable. Selon lui, les plumes de coq qu'il avait utilisé pour confectionner ses ailes n'étaient pas propices au vol, en raison de la proximité de l'animal avec la basse-cour, et l'auraient au contraire comme aimanté vers le sol. L'Abbé a donc beau jeu de parler ensuite de "substance ailée"... Franz Reichelt, lui, n'a pas eu le loisir d'en commenter l'absence, lui qui n'avait pas non plus "absorbé de la matière légère"...

En même temps que je m'enfonce dans les profondeurs funk-a-logiques de cet essai sans savoir, tout près de son dénouement, si la chute m'attend ou si je retomberai sur mes pattes, incroyable coïncidence, je réalise que je suis en train d'écouter "Open Your Eyes You Can Fly" de Flora Purim, ce que je n'avais pas fait depuis un ou deux ans ! Avec pareil titre, comme qui dirait, l'inconscient est bien fait ! Sly ouvrait-il les yeux pour rêver ?

Reprenons ces mots de Bachelard : "le vol onirique est la synthèse de la chute et de l'élévation". Tout au long de sa carrière, Sly aura pratiqué l'élévation symbolique et la chute réelle. Où on sait que l'imaginaire collectif importe plus que les épreuves personnelles. C'est lui, cet imaginaire, qui a transcendé le sordide en martyr. Et si Sly a probablement foutu en l'air la moitié de sa vie, cette moitié-ci aura également contribué à écrire sa légende. Et s'il a traversé des abîmes qu'on ne souhaiterait pas à son pire ennemi, les graines qu'il a semé, dans l'effervescence ou la douleur, ont poussé par delà les limites établies. Dans la culture américaine contemporaine, le soleil n'est parfois que son simulacre, une bordée de sunlights sous lesquels ses héritiers n'ont plus besoin de se brûler les ailes pour décrocher la lune.

Mais fi de cette verbeuse hypothèse, fi de Staggerlee, fi d'Icare, ou de l'Abbé Damian, peut-être que le destin de Sly est-il de n'être jamais vraiment compris...

5 commentaires:

  1. working my way through this post ;) Greil Marcus's essay on "There's a Riot Going On" is a beautiful piece of music writing. And those forgotten-about albums like 'High On You' and 'Heard Ya Missed Me...' deserve more attention and respect. Thank you for the post!

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