mardi 19 avril 2011

L'Art de l'esquive de MC Solaar (1991, 20 ans après)


Quand il apparut dans le paysage du rap français, on ne parlait pas encore de rap de téci, on avait simplement les "faux" et ceux qui se revendiquaient hardcore pour attester de leur authenticité. Claude M'Barali, alias MC Solaar, tout de suite fit valoir sa différence : pour lui, point besoin de hausser le ton ou de crier dans le micro. Cette différence, il nous la fit entendre en résumant de belle manière sa démarche : "prendre du recul pour aller de l'avant". Ce qui traduisait une sacrée finesse et maturité chez un si jeune homme.

Il n'a finalement pas eu la carrière que l'on croyait même s'il a ainsi vendu beaucoup plus de disques. En effet, à ses débuts, on imaginait qu'il évoluerait vers un langage ambitieux, travaillerait avec des jazzmen. En fait, il a gardé le cap sur le grand public qui le lui rendit bien puisqu'il est le rappeur français à avoir vendu le plus de disques (plus de cinq millions !) et que, consécration, il tourne avec les Enfoirés. Alors qu'un huitième album est annoncé pour cette année 2011, je dois bien confesser avoir perdu complètement le cours de ses albums après Prose Combat, seulement son deuxième. Et cela fait des années que je n'ai pas écouté Solaar. Il n'empêche, les vingt ans de Qui Sème le vent récolte le tempo nous invite à revenir vers cet artiste résolument à part.

Nous disions il y a quelque temps que Q-Tip avait déclenché une sorte de révolution dans le rap. Indépendamment des connotations spirituelles que le terme revêt, s'auto-proclamer abstract rapper l'affranchissait de l'ancrage obligatoire dans la réalité, alors que le rap risque lui de finir la tête dans le guidon à force de ne pas dévier de cette mission : son keep it real et la description de la réalité qui est son corollaire. Il a ouvert la voie à l'abstraction, a autorisé le traitement de n'importe quel sujet, a autorisé la fantaisie, voire l'absurde. Même si on ne l'a jamais présenté sous cet angle, pourtant MC Solaar est notre abstract rapper.

Bien sûr, les puristes n'ont jamais adhéré à son style, son succès commercial et critique n'arrangeant en rien les choses pour ceux qui voulaient ne voir en lui qu'un traître à la cause. S'il n'avait été que la caution offrant aux hebdos bonne conscience pour parler du rap enfin en bien, cela aurait vite montré ses limites, mais, heureusement, Solaar avait de la substance. Certes, la première fois que je l'ai vu sur scène, avant la sortie de son premier album, ce n'était pas encore au point. Sa prestation fut assez calamiteuse sous ce chapiteau éphémère planté sur un terrain vague du Quai de la Gare. Mais qu'importe puisque le ton était original et les musiques de son compère Jimmy Jay tout en finesse. Quant aux textes, quelques maladresses mises à part, ils étaient astucieux et très bien écrits. J'ai tout de suite fait partie de ceux persuadés que, dans un futur à hauteur d'homme, ils seraient étudiés en cours de français, ce qui demeure une forme de reconnaissance même si les cyniques n'y verront toujours que la démonstration de leur côté scolaire.

Quand je dis que Solaar est notre abstract rapper, c'est aussi parce qu'il était contemporain des Native Tongues de la Grosse Pomme (De La Soul, Jungle Brothers, ATCQ...). Bien entendu, ses productions accusent un peu le poids des ans quand The Low End Theory de A Tribe Called Quest n'a pas pris une ride, mais il ouvrit la voie à une expression libre de tout carcan qui n'a guère trouvé de relève hexagonale. Nous avons certes des rappeurs à textes, type Rocé ou Oxmo Puccino, mais qui pourrait prétendre rimer avec la même légèreté que Solaar ? Car MC Solaar pouvait pratiquer l'ego trip, c'était là son ancrage dans les fondamentaux du rap, mais c'était avec une élégance et une ironie qui manquent en général à ses collègues.

Même si les textes n'étaient pas de lui, il savait en rendre tout le sens. Pour un documentaire consacré à l'œuvre d'Aimé Césaire, il fut demandé à quelques rappeurs français d'interpréter quelques uns de ses textes. Aux vaines gesticulations d'un Stomy Bugsy, reproduisant sur Césaire toutes les caricatures imaginables de flow et de gestes convenus, Solaar imposa une sobriété magnifique. Illuminant de clarté le texte de Césaire. Il en avait compris le sens, lui, et le partageait.


Même si mon intention n'est pas d'écrire une critique de ce premier album, aujourd'hui introuvable pour de sombres raisons contractuelles, mais de replacer Solaar sur l'atlas du rap français, je ne peux m'empêcher de me souvenir de certains titres : "Qui sème le vent récolte le tempo", "Ragga Jam" avec les Raggasonic qui n'avaient encore sorti aucun disque alors qu'ils écumaient tous les sound-systems de la capitale, sans oublier les tubes, celui sentimental, "Caroline", celui qui dénonçait bien en avance ce qui allait devenir une des pathologies, certes de la société de consommation, mais aussi du rap, "Victime de la mode", sans oublier "Bouge de là", le premier à sortir en 45Tours, construit à partir d'un sample de "The Message" de Cymande.

"Bouge de là" est LE morceau qui fit connaître M.C. Solaar au grand public. Sous son propos plein d'humour où le narrateur se voit rejeter par tous ceux qu'il croise, on retrouve une forme de dérision propre aux cultures populaires,  laquelle s'avère un formidable art de l'esquive.

De cette dérision, de cet art de l'esquive, MC Solaar avait forgé une philosophie : "tu changes l'angle et tu trouves la solution, tu te faufiles, tu te camoufles, tu te marres, tu t'en sors, "Bouge de là" c'est pas la baston, c'est le recul, le cool (...) J'ai décidé d'être différent quand je me suis aperçu que mes raps ressemblaient à ceux des autres. J'ai donc rayé tous les mots Terminator, massacre, génération révoltée, etc. Puis j'ai changé d'attitude. Je suis parti gagnant, pas perdant. J'ai pensé que pour me faire entendre, je n'avais pas besoin de hurler, de pilonner. C'est ça, la philosophie "bouge de là". S'il y a un problème, tu n'es pas obligé de t'en occuper, tu l'évacues, ça ne veut pas dire que tu l'oublies ou que tu n'avances pas, tu penses encore mais tu refuses la prise de tête et tu refuses d'être obligé d'affronter". Soit : prendre du recul pour aller de l'avant !


Une interview qui donne la parole à Jimmy Jay, complètement brouillé avec Solaar, sur l'Abcdr du Son...

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