mardi 10 mai 2011

Pour les trente ans de On-U Sound, une interview d'Adrian Sherwood


Un des anniversaires à relever en cette année 2011 est celui d'un label : il s'agit des trente ans de On-U Sound, fondé par Adrian Sherwood en 1981. Une référence encore exemplaire en matière de dub et reggae britanniques.

J'apprécie encore l'esthétique du label, ces superbes pochettes en noir et blanc, je trouve que mes albums favoris de On-U Sound n'ont guère vieilli. Singers & Players évoqué hier est assurément le groupe On-U Sound que j'ai le plus écouté, qui m'a accompagné sur la durée mais, parmi les autres artistes du label, j'ai eu quelques autres coups de cœur. Je me souviens notamment de cet album de Tackhead, Friendly as a Hand Grenade, que j'avais oublié sitôt après l'avoir acheté à Edimbourg chez une coloc' de ma girlfriend et qui me dit fièrement, au moment de me le rendre bien des semaines plus tard, que c'était le disque le plus branché qu'elle ait jamais eu à la maison. Le petit Frenchy bichait intérieurement. Je me souviens aussi de mon meilleur ami d'alors qui, pendant des années et des années, ne désespérait pas de mettre un jour la main sur l'album des New Age Steppers... C'était aussi le Dub Syndicate, Gary Clail, Little Axe, etc...

On-U Sound est une belle histoire artistique, esthétique mais aussi humaine. Adrian Sherwood a noué des liens solides avec toute cette clique venue d'horizons divers. L'anecdote est révélatrice de l'ambiance de ces débuts : Annie "Anxiety", aujourd'hui connue sous le nom de Little Annie, a même vécu quelque temps dans la cabane au fond de son jardin ! De Lee Scratch Perry aux transfuges de Sugarhill Records, Doug Wimbish, Keith Leblanc, Skip McDonald, de Bim Sherman et Prince Far I aux agités du bocal punk, Ari Up ou Mark Stewart. Des rastas et des punks. De cette rencontre féconde se sont écrites quelques unes des plus belles pages de la culture populaire britanniques des années 70 et 80. Et, même si le label n'a pas sorti tant de disques que cela, On-U Sound représente un chapitre dense de cette histoire.

Quoi qu'il en soit, plutôt que des souvenirs personnels sans intérêts, le menu du jour consiste en quelques extraits d'une longue interview qu'Adrian Sherwood a accordé récemment à The Quietus où il est interrogé par Melissa Bradshaw : "Pay It All Back : Adrian Sherwood on 30 Years of On-U Sound". Un entretien qui remet les choses en perspective et nous rappelle combien le contexte était différent il y a trente ans. Un entretien où il parle également de deux projets emblématiques de On-U Sound et de son approche, African Head Charge et New Age Steppers... Et où Adrian Sherwood explique que "le reggae a éduqué les gens à avoir un super sub dans le soundsystem, ce qui nous a amené jusqu'à aujourd'hui où même des disques pop comme ceux de Britney Spears ont des super basses"...

Ceci posé, un orfèvre du son comme lui ne pouvait que regretter la perte de qualité des productions contemporaines... Mais sans être nostalgique et en ayant déjà adopté le digital pour ses quelques avantages.

"La principale différence est qu'aujourd'hui, avec le son digital, on rate quelques fréquences. C'est pourquoi les gens disent que le vinyl sonne mieux. Si tu passes un vinyl puis un CD du même disque, le son du CD sera bien mais moins puissant. Nous passions des heures et des heures à bosser sur les dynamiques mais aujourd'hui les gens écoutent des musiques qui sont hyper-compressées sur leur téléphone et qui, bien sûr, semblent en jaillir. Alors qui si vous passiez des trucs que j'ai fait sur leur téléphone, le son semblerait faible. Mais si tu le jouais sur une chaîne, alors là, le son serait vraiment panoramique. Nous essayions de donner l'impression que les basses étaient immergées sous le plancher. Alors je ne critique rien mais le son analogique possède une chaleur que l'on ne retrouve pas dans le son digital. Aujourd'hui, je travaille le plus souvent sur des enregistrements digitaux mais avec des émulateurs de sons analogiques et des effets analogiques pour donner un peu de cette chaleur au digital, j'essaie. (...) Outre que les bandes coûtaient cher, l'enregistrement digital est super. On passait des heures à rembobiner les bandes alors qu'aujourd'hui, c'est tout de suite calé..."

Adrian Sherwood s'adapte à son époque, par exemple, en collaborant avec quelques figures majeures du dubstep, comme Kode 9 et Mala, dont il dit qu'ils ont bien compris l'essence des choses : "la compréhension de l'espace, la compréhension des tonalités et une saine tension qui agrippe l'auditeur, ce genre de trucs".

Mais si Adrian Sharwood reste en prise avec quelques producteurs d'aujourd'hui, pour fêter ce cap de la trentaine, On-U Sound va rééditer cette année une douzaine de ses albums devenus des classiques, mais aussi sortir quelques nouveautés...

Adrian Sherwood : "Avant, ce qui se passait, c'est qu'il y avait des disquaires, les gens allaient chez le disquaire et fouillaient dans toute la boutique, et nous avions notre petite section dans la boutique, vous savez chez le disquaire cool, c'est comme ça que traditionnellement les choses devaient être. Mais maintenant, visiblement, les choses ont beaucoup changé. Les gens ne passent plus des heures et des heures à chercher des disques, nous sommes entrés dans une ère nouvelle. Je suis dans une situation où je veux à nouveau que les copies physiques soient disponibles.

Donc nous allons sortir douze rééditions et quatre nouveautés cette année. Les premières rééditions sont l'album des New Age Steppers qui a lui aussi trente ans cette année, Off the Beaten Track, un classique d'African Head Charge, parce que ça coïncide également avec la sortie d'un nouvel album, le premier depuis des années, Voodoo of the Godsent, ainsi que Starship Africa, un classique du dub par Creation Rebel. En fait, Creation Rebel est antérieur à On-U Sound. Cet album a été enregistré en 1979 quand j'avais 20 ans. Mais il n'est pas sorti avant 1980, sur 4D Rhythms, qui existait avant On-U. Et je l'ai sorti avec quelques autres trucs quand j'ai lancé le label On-U Sound. Tout avait commencé par un studio où j'avais beaucoup de grands musiciens : Tony Henry, Misty in Roots, Clifton Morrison de Jazz Jamaica, Crucial Tony de Ruff Cut... Il y avait quelques musiciens britanniques de reggae très importants. Ils étaient tous impliqués dans le Creation Rebel original mais nous étions tous des ados à cette époque-là, on avait juste une vingtaine d'années".

African Head Charge


Avec Bonjo I*

"African Head Charge, à l'origine, était un simple projet de studio et ça a évolué en groupe pratiquement huit ans plus tard. Ca a commencé quand j'ai lu une interview de Brian Eno qui parlait qu'un album qu'il avait fait avec un autre musicien, le type de Talking Heads, My Life in the Bush of Ghosts, et il disait 'j'ai eu une vision d'une Afrique psychédélique'. J'ai pensé : 'oh, que c'est prétentieux'. Mais j'ai commencé à réfléchir et me suis dit finalement, 'non, quelle bonne idée, enregistrons du dub africain vraiment trippy'. Encore aujourd'hui, les gens ont peur de la musique africaine. Vous n'entendez pas beaucoup de tambours africains de malade associés à de grosses lignes de basse. Alors que je trouve que ça sonne bien, avec des guitares hi-life par exemple. Alors j'ai investi ce domaine en utilisant Bonjo, qui était dans Creation Rebel et est un grand percussionniste. J'ai tout construit autour de son jeu de percussions avec l'idée de faire du dub africain complètement barré. C'était ça l'idée. (...) Le studio se trouvait sur Bury Street. C'était un studio en sous-sol. On était là à y fumer comme des pompiers, l'air était irrespirable, le truc vraiment terrible pour la santé. Un donjon, vraiment. L'album d'Eno s'appelait My Life In The Bush Of Ghosts, alors j'ai appelé le mien My Life In A Hole Under The Ground. Et comme Eno parlait toujours d'Afrique psychédélique, on a appelé ça African Head Charge. Mais on ne se moquait pas. Je crois qu'il pensait qu'on se fichait de lui - alors que nous nous en amusions mais avec respect".




Les New Age Steppers
"En 1979, nous avons été invités à tourner avec les Slits et Don Cherry qui était accompagné d'un groupe, Happy House, qui était habituellement le backing-band de Lou Reed. Les Slits venaient assister à nos concerts de Prince Far I et Creation Rebel, en 1977-78. Et quand elles ont pu faire leur première tournée, elles nous ont invité à y participer. Sur cette tournée, nous sommes devenus amis avec Ari et je le suis toujours avec Tessa et les autres. Nous avons fait ensemble quelques enregistrements, Ari et moi avec des musiciens de Creation Rebel, PIL, The Raincoats, Steve Beresford - un tas de gens intéressants et différents que tu ne t'attendrais pas à retrouver ensemble sur un disque, des gens avec un background reggae, funk, jazz ou punk. Et nous avons enregistré cet album. Nous l'avons fait en 1980 et il est sorti en 1981, c'était le premier album On-U. Il résume bien cette période où les gens étaient curieux les uns des autres.

C'était très spontané parce que nous avions comme point de référence les reprises de "Fade Away" (de Junior Byles) et "Love Forever" (de Bim Sherman). Mark Stewart avait déjà écrit sa chanson "High Ideas and Crazy Dreams", aussi nous savions à peu près où nous allions. Les autres morceaux étaient construits à partir des lignes de basse, comme des sortes de jams dub. (...) C'était vraiment un groupe de potes qui se mêlait les uns aux autres. Fondamentalement, c'était Ari et mon amour du reggae et l'envie d'enregistrer quelque chose autour de ça. C'était encore Bury Street, et aussi le studio Free Range, et quelques autres".

Avec Ari Up*
"The Quietus : A chaque fois, il fallait louer ces studios ?
A.S. : Ouais. C'est bizarre, c'était plus cher de louer un studio à l'époque qu'aujourd'hui. Ou aussi cher. Ca coûtait vraiment extrêmement cher.

The Quietus : Il fallait être spontané alors ?
A. S. : Oui, vous ne pouviez pas traîner. Je devais en permanence 10 000£ à un studio ou l'autre et, à cette époque, vous pouviez acheter une maison dans l'est de Londres pour 20 000 !

The Quietus : Alors pourquoi n'avoir pas acheté une maison pour la transformer en studio ?
A. S. : Vous ne pouviez pas faire ça à l'époque. C'est bizarre, il faut avoir à l'esprit comment étaient les choses : la télé s'arrêtait à onze heures du soir, il n'y avait pas de commerces ouverts le dimanche. C'était un autre monde. Les gens ne se souviennent pas. Il y avait aussi beaucoup de tensions raciales. On prend pour acquis les choses telles qu'elles sont mais à l'époque, le salaire moyen était environ de 50£ par semaine. C'est ce que je dépensais pour une heure et demie ou deux heures de studio. Cela semble peut-être naïf aujourd'hui mais ça pouvait vite devenir brutal si tu faisais la moindre erreur quand tu te finançais toi-même. Personne n'était là pour nous aider. Je vendais les disques à l'arrière de ma voiture.

The Quietus : Ameniez-vous votre propre matériel au studio ?
A.S. : Je n'avais rien. Je ne possédais aucun matériel. J'utilisais ce qu'il y avait sur place. (...) J'ai appris en faisant du live, en sonorisant les concerts de Prince Far I. Et après avoir fait du son en live quand tu vas en studio tu sais déjà à quoi tu veux que ressemble le son et tu n'es pas bloqué par la peur. Je pense donc que n'importe qui qui fait de la musique devrait commencer par faire de la scène pour s'éclaircir les idées sur la façon dont les choses doivent sonner.



En studio *

The Quietus : Il n'y a plus grand monde qui procède la sorte. La plupart sont à la maison avec leur ordinateur.
A. S. : Ouais, ils passent le plus clair de leur vie devant un écran. J'essaie de le faire comprendre à mes enfants et ils ne réalisent pas à quel point c'est devenu complètement dingue. Les clubs n'ouvraient que jusqu'à deux heures du matin, les pubs fermaient à dix heures et demie et n'étaient pas ouverts à l'heure du déjeuner. Les gens s'ennuyaient et avaient l'impression que rien n'était fait pour eux, c'est de ça que vient tout le mouvement punk, et reggae. C'était un bol d'air frais qui secoua tout le monde".

Dans ce contexte, votre démarche était-elle politique et revendiqué comme telle ?
A. S. : "Je pense que le reggae porte un message politique parce qu'il parle de souffrance, de Marcus Garvey, de ce retour à l'Afrique, du Pan-Africanisme, de ce truc rasta dont le propos était l'amélioration de la vie des Noirs et la fierté d'être noir. Et de l'autre côté, vous aviez tout ce mouvement punk qui disait : 'je me fais trop chier, faut tout faire péter', cette jeunesses blanche désenchantée. Et tous étaient des jeunes qui avaient été à l'école ensemble, et ce sont tous ces jeunes Blancs qui étaient à fond branchés sur le reggae, qui ont fédéré le tout.

Avec nous, il y avait Mark Stewart qui était très politisé et qui avait fondé The Pop Group et dont les albums disaient : 'nous tolérons les meurtres de masse et nous sommes tous des prostitués, etc.'. Quand nous travaillions ensemble à travers des album sur On-U, et Tackhead et tout ça, tout ce que nous faisions était des informations sur du beat. Mark Stewart était comme notre Gysin ou notre Burroughs.

Cela m'a conduit à être attentif aux actualités alors que cela faisait un moment que, dans ce pays, nous étions complètement dépolitisés. Alors que dans les années 70, il y avait beaucoup de mouvements sociaux pour les droits des travailleurs, la situation politique... Tout ça, on le prenait en pleine gueule et c'est seulement maintenant aujourd'hui que je réalise qu'on a traversé un tunnel de vingt ans où les gens ne se souciaient que de faire de l'argent, ce qui était leur manière d'adhérer à la politique de Thatcher qui a 

essayé de faire de chacun de nous un petit actionnaire, un propriétaire. 
Alors oui, je pense qu'avec On-U, nous essayions d'être aussi politiques que possible. J'ai dû apprendre beaucoup de choses et je l'apprenais beaucoup au travers des gens que je fréquentais. J'ai dû me faire ma propre éducation car ce n'étaient ni les parents ni le système éducatif qui vous apprenaient tout cela. J'ai appris de gens comme Mark. Et j'ai appris en lisant et de la vie qui va... (...) 
Mais les gens commencent à réaliser que ce système ne leur propose qu'une vie de merde à s'enfoncer sous les dettes. Alors j'imagine que nous allons bientôt avoir beaucoup plus de musique politisée
". Et elles auront certainement de bonnes basses !







* Photos exclusives pour The Quietus de Kishi Yamamoto, qui était à cette époque la compagne d'Adrian Sherwood...
Melissa Bradshaw, "Pay It All Back: Adrian Sherwood On 30 Years Of On-U Sound ", The Quietus (19 avril 2011)

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