vendredi 17 juin 2011

Manuel du bien vivre estival à l'usage du citadin : Joe Cuba


Voilà l'été et vous n'êtes toujours pas en vacances. Pire, vous n'avez aucun projet à l'horizon et risquez fort de rester en ville tout l'été. Justement, dans sa dernière édition, le Village Voice propose une liste de 33 raisons qui nous font, malgré tout, aimer l'été à la ville. Sous-entendu, même si vous ne partez pas en vacances, autant trouver matière à quand même profiter des beaux jours. Pour le Village Voice, la ville en question est bien sûr New York. New York, son été caniculaire et étouffant. Mais dans sa recherche des joies urbaines de l'été, cet article m'a aussitôt rappelé une chanson de Joe Cuba, "Do You Feel It ?".

Joe Cuba est l'inventeur du boogaloo, ce style qui, à la fin des années soixante, faisait fureur en introduisant une bonne dose de soul dans la musica latina. Laissant un temps de côté ses diaboliques machines à danser (n'avez-vous jamais été rendu dingue par "El Pito (I'll never go back to Georgia)" ?*), Joe Cuba dresse ici un tableau nostalgique de son enfance dans le barrio latino new-yorkais, c'est-à-dire East Harlem, surnommé Spanish Harlem.

Dans "Do You Feel It ?", par la voix de son fidèle Jimmy Sabater, Joe Cuba se fait le narrateur de ses souvenirs d'enfance, des ressources d'imagination et de débrouillardise dont il fallait faire preuve pour rendre l'été agréable. Car, bien sûr, pour ces familles, pas question de partir en vacances.

Avec ces tranches de vie quotidienne, on pourrait presque considérer que "Do You Feel It ?" appartient à ces morceaux précurseurs de "The Message". Plutôt que le chant, la voix dit son texte en une sorte de spoken word, comme un proto-slameur. Si le propos est nostalgique dans la première partie, rappelant les douceurs estivales du barrio, changement de ton dans la deuxième partie du morceau. Malgré les bons souvenirs, le narrateur raconte qu'il faut un meilleur endroit pour vivre et que la tension, la misère et la violence l'ont bel et bien contraint à partir. Dans une perspective historique, on pourrait essayer d'analyser ces paroles en les mettant en perspective avec la paupérisation de ce quartier, sa violence galopante, et toutes ces autres manifestations consciencieusement étudiées par chercheurs et institutions. Même si j'ai bien toute la documentation en la matière à portée de main, articles, revues, bouquins, toute la matière qui me servit à assurer des cours de sociologie de la ville, notre propos est ici infiniment plus modeste. Nous, ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est uniquement la première partie de "Do You Feel It ?". Celle qui dit qu'en été, la ville est aussi un beau terrain de jeu à qui sait se l'approprier, que le barrio est dans les yeux de ses habitants une tar beach, une plage de goudron. Autrement dit, le vieux rêve soixante-huitard, "sous les pavés, la plage", en version nuyorican !

"Aujourd'hui, tout le monde parle du barrio, du ghetto, des temps durs qu'ils y ont vécu.
Mais on a aussi eu du bon temps.
Je me souviens de l'été. L'été était magnifique.
Les journées étaient longues.
Qui a besoin de la brise de l'océan ? A la gauche, nous avions l'Hudson River, à la droite, l'East River.
Quand nous voulions nous rafraîchir, qui avait besoin de l'océan ?
Nous avions la borne d'incendie. La bonne vieille borne. 
Tout ce dont on avait besoin était un tourne-vis. Un bon tourne-vis. Et un récipient.
Le soir, la brise était merveilleuse.
Une plage de goudron, c'était ça chez nous.
On s'amusait à mort."


"Everyone today is talking about the barrio, the ghetto, the hard times they had.
But we had good times too.
I can remember the summer. The summertime was beautiful.
The days were long.
Who needs an ocean breeze ? To the left, we had the Hudson River, to the right, the East River.
When we wanted to refresh ourselves, who needed the ocean ? We had the pump. 
Remember the johnny pump. All you needed was a good good screwdriver. And a can.
At night, the breeze was beautiful.
A tar beach, that was our place.
We had fun galore."

Joe Cuba parle de son quartier, là où il a grandi. Evidemment, certaines références semblent particulièrement ancrées dans ce contexte particulier, très attachées à New York et à certaines représentations de la ville. Par exemple, ces fameuses bornes d'incendie sont rentrées dans l'imaginaire collectif, ces "johnny pumps" qu'on appelle ainsi parce qu'à une époque les pompiers étaient surnommés les Johnnies. Et dans l'imaginaire, ces bornes sont justement dissociées de leur fonction d'origine. Un incendie ? Quel incendie ? Elles semblent juste être là pour que les gamins se rafraîchissent et rappellent combien l'été peut être chaud à New York. Ces bornes disent la chaleur, la canicule et disent aussi cette énergie de la jeunesse. Les images de gamins faisant jaillir l'eau de ces bornes a été immortalisé en maintes occasions. Le photographe Weegee (The Famous), par exemple, ce témoin sensible du petit peuple new-yorkais, en a magnifiquement saisi quelques instantanés.

Weegee, "Heatspell, Lower East Side" (1938)

A Paris, les gamins ne s'amusent pas à dévisser les bornes d'incendie mais, comme dans tant d'autres grandes villes, dès que la chaleur est là, elle est vite lourde, poisseuse. Malgré cela, le Village Voice et Joe Cuba ont raison, même en ville, que l'on soit à Paris ou à New York, il y a toujours de bonnes raisons de se réjouir de l'été et pas seulement parce qu'il y fait meilleur qu'en hiver. Bien sûr, Montpellier est hors-jeu dès que l'on évoque ce genre de considérations. Ici, à la limite, nul besoin de bouger. Tout ce qui fait le charme des vacances est déjà là, la plage, la rivière, le lac, la campagne, mais aussi les festivals, les concerts gratuits, les petites places pittoresques où se poser en terrasse, etc... D'ailleurs, c'est ici que je passais la majeure partie de mes vacances avant d'y habiter. Et maintenant que j'y vis... Non, les choses se corsent quand on est à Paris et que la mer est loin. Si le maire Delanoë a lancé le concept de "Paris plage", c'est bien qu'il y avait comme un manque. Ne l'ayant jamais pratiqué, je doute fort que ce type de simulacre comble le manque mais c'est probablement mieux que rien. Parce que je suis parisien, je me souviens en écrivant ce texte des étés dans la capitale, même s'il y avait toujours un moment, ouf !, où je partais en vacances ! Mais j'appréciais particulièrement les quelques enclaves de verdure de l'est parisien : le parc de la Villette, mon préféré, les Buttes-Chaumont, les plus proches de chez moi. Ou le Polygone de Vincennes pour les parties de foot et les pique-niques (pour le foot, j'y allais tous les samedis, même en hiver). Et tout simplement, le fait de s'habiller en été : bermuda, chemisette, sandales. Léger. Marcher dans la douceur du soir. Etre dehors. Ou même être chez soi les fenêtres grandes ouvertes et sentir néanmoins la moiteur. J'aime l'été.

Si vous ne quittez pas la ville, il faudra donc faire preuve d'un peu d'imagination. A Paris, fermez les yeux et la rumeur continue du périphérique vous donnera l'impression d'entendre la mer, toute proche et si loin. Certes, "il n'est pas donné à tous les hommes d'apprécier ce qui les entoure. La plupart s'imaginent qu'ils trouveront ailleurs ce qu'ils cherchent et qui pourtant s'étale sous leurs yeux" : Albert Cossery, Un Complot de Saltimbanques. Allez, un petit effort, sentez seulement la brise ou un rayon de soleil sur votre peau, c'est trop bon l'été. Do you feel it ?

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* "El Pito (I'll Never Go Back to Georgia)" n'est pas encore du boogaloo. C'est avec "Bang Bang" que Joe Cuba et son groupe vont développer ce style. Pour l'anecdote, c'est Jimmy Sabater, son joueur de timbales, qui l'incita à se lancer. Un soir de 1966, alors que le Joe Cuba Sextet jouait au Palm Gardens Ballroom, qui s'appellerait bientôt le Cheetah Club, le public restait de marbre et ne dansait pas sur leurs mambos et cha chas. A la fin du premier set, Sabater dit à Joe Cuba qu'il avait une idée pour le faire bouger. Le leader refusa. A la fin du deuxième set, il retourna le voir en insistant. "Si ça marche pas, je t'en commande un double". Joe Cuba accepta. L'effet fut radical et instantané, le public se mit immédiatement à danser et lancer en chœur des refrains improvisés.

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