mercredi 30 novembre 2011

"Ciranda Para Janaína" interprétée par dom et Kiko Dinucci (teaser pré-interview !)


A l'heure où j'écris, dom est sur la scène de la Bellevilloise. dom, c'est Dominique Pinto. Une très jeune musicienne brésilienne, violoncelliste de formation qui également compose et interprète ses chansons. Elle m'avait contacté il y a deux mois pour me faire découvrir son travail en m'orientant sur son Myspace. Et, là, tout de suite, en découvrant ses vidéos, j'ai eu un coup de cœur pour la chanson que voici.

Cette chanson, c'est "Ciranda Para Janaína". Elle a été composée par Kiko Dinucci. Sur disque, c'est Fabiana Cozza qui l'interprétait. Sur l'album Na Boca dos Outros, soit le répertoire de Kiko chanté par d'autres. A chaque fois que je l'écoute, une émotion forte se dégage de ce morceau, assez bouleversante. Son refrain : "Ó Janaína quando estou feliz eu choro" est toujours à deux doigts de me coller la chair de poule.


On sait que Kiko Dinucci est très inspiré par le candomblé. Dans sa mythologie, Janaína est une sirène. On comprend donc que la vie ne soit pas facile quand on aime une sirène...

Les images de ce duo entre Kiko et dom ont été tournées à São Paulo, en guise de teaser pour un concert qu'ils devaient donner ensemble sur la minuscule scène de la Casa de Francisca. Elles sont l'œuvre de Jeremiah, le compagnon de dom, un pote à Vincent Moon. On sent effectivement qu'il est issu de l'école Blogothèque, à filmer au plus proche, en mouvement. Ces images ont été tournées sur un balcon, au 24ème étage... Le panorama est splendide alors que la nuit tombe sur la ville. 

Et dom reprend en français : "collier de coquillage, sa robe qui traîne sur le sable, elle a l'odeur de la mer, elle connaît par cœur le chant des sirènes"... Un vrai moment de grâce, intime et précieux.



Il y a quelques semaines, j'ai interviewé dom alors qu'elle venait de finir le mixage de son premier album. Avant de publier cet entretien, je voulais éveiller votre curiosité avec cette sublime "Ciranda Para Janaína".

mardi 29 novembre 2011

Le Centenaire de Nelson Cavaquinho


Bon, ça arrive à tout le monde de se tromper ! Après avoir, l'an dernier, évoqué le film de Leon Hirszman consacré à Nelson Cavaquinho, j'avais coché sur mon agenda la date du 29 novembre et m'étais promis ce jour-là de rendre hommage au sambiste et fêter son centenaire. Patatras, je me suis trompé et j'ai un mois de retard ! Son centenaire, c'était le mois dernier, sa date de naissance étant le 29 octobre 1911. Qu'à cela ne tienne, ce n'est pas lui qui va m'en vouloir puisque ce centenaire est célébré à titre posthume, Nelson Cavaquinho nous ayant quitté en 1986.

L'événement est bien sûr anecdotique, un centenaire, surtout si  l'intéressé n'est plus là, n'est qu'une date, un bâton coché dans le calendrier. Mais ce qui, dans le cas de Nelson Cavaquinho, est moins anecdotique, c'est que vingt-cinq ans après sa mort, il demeure une référence pour quiconque se réclame du samba au Brésil et figure en son panthéon aux côtés de Cartola et Clementina de Jesus. Son art était celui d'une caresse à rebrousse-poil : Nelson Cavaquinho n'a jamais cherché à plaire, il est bien plus essentiel que ça.

Je laisse le texte inchangé. Ce film de Leon Hirszman n'est pas seulement un témoignage précieux sur un sambiste de légende, c'est aussi un grand moment de cinéma...

Nelson Cavaquinho, de Leon Hirszman : l'ivresse et la tristesse du samba

En évoquant précédemment le documentaire Partido Alto de Leon Hirszman, j'écrivais qu'il était le pendant d'un autre de ses films dédiés au samba. Il s'agit de son très court portrait d'un sambiste de légende, Nelson Cavaquinho. Là où Partido Alto exalte le plaisir d'être ensemble pour jouer, chanter, boire des coups, Nelson Cavaquinho insiste sur la solitude et la profonde mélancolie qui sont tout aussi consubstantielles au samba que la joie et l'allégresse.


Le contraste entre les deux films est accentué par le noir et blanc de l'un et les chaudes couleurs dorées de l'autre.

"Une samba sans tristesse, c'est comme un vin qui ne donne pas l'ivresse", chantait Pierre Barouh sur l'air de "Samba da Benção". La tristesse et l'ivresse ! Nelson Cavaquinho connaît les deux... Le genre de type dont on dira : "il ne triche pas". En bon sambiste, Nelson Antônio da Silva a mené une vraie vie de bohème. C'est dans les bars du morrro de Mangueira, alors qu'il était policier et effectuait à cheval des rondes nocturnes dans le quartier, qu'il fit la connaissance de Cartola et Carlos Cachaça et se lia à eux et aux autres sambistes du cru. L'appel de la bohème étant plus fort que celui du devoir, son séjour dans la police sera marqué par quelques séjours au mitard, avant d'en être carrément renvoyé.

Comme la dèche était sa plus fidèle compagne, Nelson Cavaquinho prit l'habitude de vendre ses compositions. Afin d'éponger ses dettes. Ainsi, parmi ses "partenaires" d'écriture, on retrouve les patrons des bars où il avait des ardoises, ou César Brasil, le plus souvent crédité, qui n'avait jamais su jouer une note ni écrire une ligne mais qui était le propriétaire de l'hôtel où créchait le plus souvent Nelson Cavaquinho. Le besoin lui retirait ses scrupules. Milton Amaral, un de ses camarades de bamboche, racontait qu'il découvrit avec stupeur, quand il débarqua chez l'éditeur signer son contrat pour un morceau qu'ils avaient composés ensemble quelques jours plus tôt, que Nelson l'avait déjà vendu sous quatorze noms différents !

Si son œuvre est riche d'environ 600 compositions, sa discographie est des plus sommaires. Ce qui est malheureusement la norme pour la plupart des sambistes de sa génération. En 1968, il participa à l'album Fala Mangueira, en compagnie de Cartola, Carlos Cachaça, Clementina de Jesus et Odette Amaral, mais ce n'est qu'en 1970, à l'abord de la soixantaine, qu'il enregistra son premier disque, Depoimento do Poeta. Suivront deux albums éponymes, en 1972 et 1973... Sans oublier Quatro Grandes do Samba, en 1977, enregistré avec Candeia, Guilherme de Brito et Elton Medeiros et As Flores em Vida, son dernier disque auquel ont participé Chico Buarque, Paulinho da Viola, entre autres...

Quand Leon Hirszman vient le chercher pour tourner ce petit portrait filmé, en 1969 Nelson Cavaquinho n'avait encore rien enregistré sous son nom. On y découvre un homme vivant dans un incroyable dénuement, dans une très humble petite bicoque.

En voyant ce court métrage, on mesure également l'influence du Néo-Réalisme italien sur le Cinema Novo brésilien, courant auquel Leon Hirszman fut associé. Un cinéma en rupture avec les habituelles productions brésiliennes qui étaient le plus souvent des mélos ou des comédies musicales, les chanchadas. Car, comme le Néo-Réalisme, le Cinema Novo témoigne de la volonté d'une génération de jeunes cinéastes de montrer la réalité sociale de leur pays et ses incroyables injustices et inégalités. Dans le cas précis du film Nelson Cavaquinho, cette impression d'une influence néo-réaliste est bien sûr renforcée par le noir et blanc.

Il ne s'agit pas d'un film à thèse, d'une quelconque approche démonstrative, juste saisir au vol quelques instants de la vie de cette homme, ses errances, ses moments de solitude. Ce film permettra aussi à tous ceux qui connaissent mal la musique brésilienne de se défaire de leurs préjugés sur le samba. Non, ce n'est pas juste une musique pour danser pendant le carnaval. C'est beaucoup plus que cela. C'est l'âme d'un peuple, sa poésie. Nelson Cavaquinho disait : "je n'ai jamais fait de samba sur commande, c'est pour ça que je ne composerais jamais de samba-enredo. Je trouve horrible que tu doives glisser quelques lá-lá-lá et oba-oba obligatoires dans la ligne mélodique des écoles de samba. Je fais des musiques pour sortir des choses du fond du cœur. Et c'est ainsi depuis que j'ai composé mon premier samba".

Leon Hirszman filme ainsi quelques magnifiques moments de cinéma. Bien aidé par Nelson Cavaquinho lui-même qui semble se complaire dans l'exercice. On se demande même quelle part tient le naturel et si quelques effets de pose ne viennent s'y greffer. Ainsi cette scène absolument ahurissante où, assis à sa table, il empoigne sa bouteille de bière et commence à boire au goulot, juste secoué de petits hoquets. Et de constater, dans un mouvement de caméra, que des gamins sont sur le seuil de la porte, probablement attirés par la présence d'une caméra. Et de voir un père tendre la bouteille à son bébé qu'il tient au bras, puis à un autre enfant, hébété, d'à peine deux ou trois ans. Et Nelson, l'air vague de celui qui est déjà bien ivre, de s'amuser avec un petit oiseau qu'il pose devant lui sur la table. En fond sonore, on entend une musique complètement déchirée, un samba où Nelson Cavaquinho joue de la guitare ans son style caractéristique, avec seulement deux doigts à la main droite, mais guitare qui ici sonne complètement destroy, rock'n'roll, pour accompagner la voix rauquissime de celui qui est complètement bourré. Impressionnant.


Le film se clôt sur une autre scène bouleversante. Nelson est assis dans un bar, avec sa guitare et bien entouré. Il joue "Vou partir". Il n'est accompagné que par une légère batida marquée sur une bouteille vide. La chanson parle de l'appel de la nuit, de quelqu'un qui déserte le foyer pour aller faire le carnaval. "Vou partir não sei se voltarei"... Je vais partir mais je ne sais pas si je vais revenir. Mais Dieu sait qu'ici le sens dépasse largement celui de la simple absence en quête de fête carnavalesque. Puis d'autres voix se joignent à la sienne pour murmurer le refrain en même temps que la caméra s'éloigne. S'éloigne et sort de ce petit bar, lumière dans la nuit.


Les films de Leon Hirszman ont récemment bénéficié d'une restauration digitale et ont été, pour la plupart, édités en DVD. J'ignore cependant s'il en existe une édition européenne.

O. C.
(11 septembre 2010)

lundi 28 novembre 2011

Taxi Imã, ou comment Pipo Pegoraro imagine l'afrobeat tropicaliste


Il était difficile depuis deux semaines de passer à côté de la sortie de Taxi Imã, le deuxième album de Pipo Pegoraro. Pour son lancement, il a bénéficié en effet du soutien conjoint de la Musicoteca et de Um Que Tenha, deux sites brésiliens de téléchargement. Encore fallait-il que le projet soit à la hauteur de ces soutiens. C'est encore mieux que ça. Voici un jeune artiste qui compose une musique résolument personnelle où les influences ne brident jamais l'originalité... En cette saison où l'été n'est plus qu'une notion mentale, Pipo Pegoraro nous offre une musique légère comme une douce brise, comme une lumière dorée de fin d'après-midi. Et avec "Beleza", il compose déjà un des tubes du printemps prochain.


Après un premier album, Intro, où il jouait de tous les instruments et que l'on qualifiera poliment d'ébauche, Pipo Pegoraro a sacrément haussé son niveau et balance une musique richement orchestrée et particulièrement bien cadencée. Il est rare au Brésil de découvrir un album autant porté par sa rythmique et où celle-ci ne joue pas du samba ou un rythme régional. L'influence de l'afrobeat inventé par Fela a déjà fait naître une multitude de formations au quatre coins du globe mais, au Brésil, le phénomène est encore balbutiant. Pipo Pegoraro n'ira jamais dire, j'imagine, qu'il joue de l'afrobeat. C'est plus subtil que ça. Il y a bel et bien une pulsation afrobeat qui traverse certains titres de son album, comme sur "Ouro Bondali" ou "Sofia", mais elle est comme filtrée à travers un prisme tropicaliste.

Avant d'en percevoir sa facture pop, quand on découvre Taxi Imã, on est d'abord frappé par cette vibe afrobeat, non pas traitée de manière orthodoxe mais intégrée et recrée avec l'innocence d'un Gilberto Gil ou d'un Caetano Veloso quand ils voyageaient au Nigéria, en 1977, et s'inspiraient à leur retour de ce qu'ils y avaient entendu. "Two Naira Fifty Kobo" sur l'album Bicho de Caetano en est peut-être le meilleur exemple. Cette vibe afro sur Taxi Imã, si elle n'est pas interprétée à la lettre, était suffisamment forte pour provoquer dans la foulée la formation de Bixiga 70, groupe instrumental formé de musiciens ayant joué sur les sessions de l'album et, lui, clairement afrobeat. Avec Décio 7 à la batterie, Marcelo Dworecki à la basse, Maurício Fleury aux claviers, Daniel Gralha à la trompette et Emiliano Sampaio au trombone, tous membres de Bixiga 70, Pipo a bénéficié d'une équipe de choc pour densifier ses orchestrations.  Il déclarait d'ailleurs à la Folha de São Paulo, "le disque a de la densité mais il est très léger. L'intention était précisément de chercher la légèreté des choses, les arrangements se faisant de manière collaborative avec tout le monde qui amenait ses idées avec la volonté de les y intégrer".


Outre cet effectif pléthorique de musiciens ayant participé à l'enregistrement de son album, une vingtaine, Pipo Pegoraro a pu compter avec la présence d'invités de choix. Outre Blubell et quelques copines aux chœurs, on retrouve Luisa Maita sur un titre comme taillé sur mesure pour elle, "Samambaia". Sur ce morceau assez downtempo, comme un trip hop acoustique et cinématique, elle chante évidemment de façon langoureuse parce que sa voix est langoureuse et que tout ce qu'elle interprète le devient ! Sur "Arapue", c'est Kiko Dinucci qui vient poser sa guitare inimitable. Là encore, voici quelqu'un qui est très influencé par l'afrobeat mais qui ne joue jamais comme un guitariste d'afrobeat, ses motifs à toute vitesse n'appartiennent qu'à lui et ils amènent leur couleur à ce morceau.

Si Pipo s'est entouré de nombreux musiciens, l'enregistrement de Taxi Imã a aussi mis en avant leurs parties instrumentales. Avec son co-producteur Bruno Morais, Pipo a privilégié de laisser tourner les bandes, de saisir en prise directe les morceaux, dans leur continuité et sans montage, un vrai parti-pris. C'est joué et ça se sent, c'est même une des richesses de cet album. La plupart des morceaux dépassent les cinq minutes et, même si le groove tourne bien, sur de telles durées, il faut qu'il s'y passe quelque chose. Ici, tant au niveau de l'orchestration - avec les cuivres en section, les guitares parfois qui fuzzent, les roulements de tambours afrobeat feutrés, voire même, sur "Graveto", des cloches qui rappelleraient presque le gamelan - que de la structure des compositions, on ne risque pas de s'ennuyer.

Pour dire l'originalité de Taxi Imã sur la scène brésilienne, on aurait plus envie de rapprocher la démarche de Pipo Pegoraro de celles de Vampire Weekend ou Fool's Gold, que de la plupart de ses compatriotes. Pour cette façon de plonger à la source des musiques africaines sans chercher à les reproduire. Pipo se situe quelque part entre l'élan collectif du premier Fool's Gold et la "ligne claire" de Vampire Weekend. Cette dernière concentrée sur l'écriture de chansons, reste un accomplissement, une exigence plus qu'un modèle. Sans imiter personne, Pipo Pegoraro crée à sa façon une musique qui concilie une facilité pop à une pulsation africaine, voire afrobeat. Dans le paysage musical brésilien, il ouvre des pistes encore inédites et renouvelle ce qui constitue la richesse musicale nationale, l'aisance mélodique et la souplesse rythmique, à partir de ses propres références. Excellent !

Et encore un ! Encore un album qui témoigne de l'insolente créativité musicale de la scène indépendante de São Paulo. Encore un album qui nous est généreusement offert en téléchargement gratuit par son auteur et qui est lancé en exclusivité par la Musicoteca.

Pipo Pegoraro, Taxi Imã (2011) (mp3 320kbps)

01. Taxi Imã
02. Ouro Bondali
03. Sofia
04. Arapue (avec Kiko Dinucci)
05. Samambaia (avec Luisa Maita)
06. Hoje
07. Beleza
08. Graveto
09. Radinho
10. Rastro

dimanche 27 novembre 2011

Saul Williams dans les catacombes avec la Blogothèque


Saul Williams est désormais parisien d'adoption. Et, contrairement à ce que j'avais imaginé, c'est lui qui a sollicité la Blogothèque pour le filmer dans les catacombes. Probablement voulait-il connaître le "dessous" de la ville ? C'est donc dans ces galeries souterraines qu'il a donné ce Concert à Emporter. Et quand on parle de "catacombes", il ne s'agit bien entendu pas de celles que l'on visitent officiellement pour découvrir les ossuaires. Non, Saul Williams, une des figures majeures qui ont marqué l'émergence du slam et qui trace depuis sa route très personnelle sans œillères ni barrières, a voulu descendre là où il est interdit de s'aventurer. "C’est Saul qui était venu vers nous, avec une idée précise en tête : il voulait faire un film dans les catacombes de Paris. Les « vraies », celles auxquelles on accède difficilement et illégalement, celles sans guide ni empilements de crânes pour épater la galerie. Il espérait que nous serions assez fous pour le suivre là-dessous. Nous avons été assez fous". Et c'est ainsi que l'on part en immersion avec ce film d'une demi-heure qui résume huit heures passées sous terre avec Saul Williams...


J'avais assisté à un de ces concerts, à l'Elysée Montmartre, lors de la sortie de son premier album Amethyst Rock Star. J'avais été époustouflé. Il était accompagné de sa formation, très rock, qui comptait aussi un violoncelle grinçant. Saul Williams est absolument extraordinaire sur scène. Avec lui, les mots deviennent chair, les mots deviennent souffle. Ils s'échappent de lui comme une foudre le traversant... Stupéfiant. Je n'ai jamais croisé un rappeur qui mette une telle force à s'exprimer !

Cet épisode des catacombes m'évoque des souvenirs, de vieux souvenirs. En regardant le film de Colin Solal Cardo et François Clos avec Saul Williams pour la Blogothèque, je retrouve exactement l'ambiance de ces quelques nuits passés sous terre, en petit groupe, à marcher longtemps les pieds dans l'eau, en baissant la tête avant de parvenir à une salle où s'installer, discuter, boire des coups... Mais, surtout, si je repense aux catacombes, j'ai envie de de vous demander : avez-vous déjà identifié des instants de votre vie qui l'on fait basculer ou qui ont orienté son cours de façon significative ? Ma première visite des catacombes a beaucoup influencé une partie de ma vie pour les quelques années qui l'ont suivie. Elle prit mon héliotropisme à contre-pied, comme nous le verrons...

Ce soir-là, un copain de fac nous proposa à mon meilleur pote et moi de découvrir les catacombes. Avec sa bande de copains, ils connaissaient une entrée vers la porte d'Orléans et savaient s'orienter dans leur dédale de galeries. Car, évidemment, il est interdit de pénétrer dans les catacombes. Comme on le voit au début de ce film, il fallait marcher le long des voies ferrées de l'ancienne petite ceinture avant de trouver, dans un tunnel, un accès. Une fois descendus, les gars qui nous avaient invités se repéraient grâce à une carte et des lampes frontales. Chacun avait prévu de quoi pique-niquer.


Pour s'aventurer dans ces entrailles de Paris, il ne faut pas être claustrophobe. A l'intérieur, aucune lumière si ce n'est les torches, lampes et autres bougies dont vous vous êtes équipés. A l'époque, vers la fin des années quatre-vingt, il y avait tout un tas de légendes urbaines colportées au sujet des catacombes. Des trucs destinés à vous faire flipper ! Il fallait avant toute chose éviter d'y croiser des skinheads. Ce premier soir, nous avions  courageusement poursuivi notre marche jusqu'au repère de la "Gestapo des Ondes" (sic). Heureusement vide. Dans cette petite salle, il y avait une table et des chaises assez imposantes et solennelles. Et les murs étaient couverts de graffitis fachos. Nous ne nous y sommes bien sûr pas attardés, au cas où ils décident de se pointer ! Les types qui nous avaient invité se prévalaient d'être branchés, d'avoir participé dans les catacombes aux fêtes dantesques qu'y avait organisé Actuel (ou Nova, je ne sais plus)...

Quiconque veut passer la nuit dans les catacombes doit crapahuter. Les galeries sont souvent humides, voire inondées. Parfois, elles deviennent si basses qu'il faut avancer à quatre pattes, ramper dans certains passages. Au sol, une terre claire sableuse ou argileuse qui vous salit les vêtements et risque de vous démasquer, une fois sortis, si vous veniez à croiser des flics... Il faut dissiper certains préjugés : les catacombes ne sont pas forcément un lieu morbide. On n'y va pas pour se complaire dans un trip gothique, de "corbeaux" comme on disait alors ! Une seule fois, j'ai aperçu des ossements. On n'y allait pas pour ça, mais pour s'offrir une sorte d'aventure à peu de frais, se promener dans un Paris complètement dépaysant.

Ce premier soir, le lieu de destination était, ce qui n'est guère original, la "Plage". Une salle au sol de sable, où une fresque sur un des murs représente une vague... Pour les cataphiles, c'est d'un commun ! C'est en effet un des lieues les plus connus des catacombes et aussi un des plus fréquentés. Arrivés là, avec la bande de potes, on rencontre un autre groupe, constitué d'Anglaises et de Suédois. Et encore c'est la grammaire qui m'oblige à masculiniser le mot car de Suédois, il n'y en avait qu'un, au milieu d'une bande de filles. Nos deux groupes se sont posés, installés pour discuter... Mais, soudain, des fumigènes ont commencé à envahir la "Plage". Il fallut rebrousser chemin dare-dare. Tous en se donnant la main et en suivant celui qui était capable de retrouver le chemin à l'aveugle.

De retour à la surface, dans le tunnel de la Petite Ceinture, nous reprîmes les conversations si brutalement interrompues mais, déjà, les gars qui nous avaient invités déjà se levaient et rentraient. Avec mon pote, nous leur avons donc emboîtés le poids. Mais chemin faisant, quelques pas et quelques mots échangés plus loin, nous décidions de les abandonner pour retrouver ces Anglaises et Suédoises. Qu'auriez-vous fait ?

Pour l'anecdote, nous sommes retournés plusieurs fois avec elles dans les catacombes. Sans les autres. Nous avions simplement photocopié leur carte. Et, comme avec mon pote, on était du genre "petit joueur", nous avions également investi dans une bombe de peinture pour marquer d'un signe chaque carrefour... C'était surtout le début d'une amitié. Pendant les cinq ans qui ont suivi notre volte-face dans le tunnel, une grande partie de ma vie sociale et amoureuse a découlé de cette rencontre initiale et de toutes celles qu'elle a entraînée. Moi qui ai toujours été attiré par le soleil et le Sud, j'ai découvert l'Europe du Nord et la Grande-Bretagne... Mais ces voyages qui forment la jeunesse m'ont aussi fait prendre conscience de notre côté latin. Même si j'ai depuis longtemps perdu tout contact, c'est tout ça que m'évoque ce film avec Saul Williams...



jeudi 24 novembre 2011

"Pavilhão de Espelhos", un avant-goût du nouvel album de Roberta Sá


Roberta Sá s'est désormais clairement imposée comme une des chanteuses brésiliennes de sa génération à suivre de près, une jeune artiste qui concilie succès commercial et artistique. Elle s'apprête à sortir, début 2012, son cinquième album studio et nous en offre un aperçu, le morceau "Pavilhão de Espelhos", clip et mp3 à l'appui.

"Pavilhão de Espelhos" est une chanson composée par Lula Queiroga, l'ancien complice de Lenine, de l'époque de leurs débuts respectifs.  Ce titre compte avec les participations de Vincent Segal au violoncelle et de Ballaké Sissoko à la kora, qui ensemble ont sorti un beau disque de rencontre musicale, profonde et intime. Ils sont ici tellement intimes qu'on les entend à peine dans le mix.


Pour dire les chose tout de go, je n'ai jamais autant aimé le travail de Roberta Sá que sur son précédent album, Quando o Canto é Reza. Accompagnée du Trio Madeira Brasil, elle interprétait les chansons de Roque Ferreira et nous l'avions présenté ici-même fin avril. La virtuosité de ces formidables musiciens enrichissait les harmonies du génial sambiste bahianais, un adepte de la simplicité la plus brute. Elle revient ici au versant "moderne" de sa carrière. Mais le titre de mise en bouche, ce "Pavilhão de Espelhos",  nous laisse cependant sur notre faim. Une rythmique mécanique et un son plus formaté représenteraient-ils finalement le cours normal des choses pour cette jeune artiste ? L'album avec le Trio Madeira Brasil ne fut malheureusement qu'une parenthèse enchantée.

Quant au clip, il touche au degré zéro de la créativité, d'une terrible banalité... cosmétique. Roberta marche le long de la plage, plan sur les vagues, Roberta est sur une barque, plan sur les vagues... Mais, plus on filme les vagues, moins on en fait. Si elle déclare bénéficier d'une complète liberté artistique, on sent bien la présence du mécène dans la réalisation du clip. Roberta Sá fait en effet partie des artistes soutenus par Natura, la célèbre marque de cosmétiques brésilienne et qui est, reconnaissons-le, très impliquée dans la musique.

D'ailleurs, le morceau est disponible en téléchargement gratuit sur le site de Natura Musical. Mais, encore une fois, au vu du bitrate, un dérisoire 128 kbps, on ne comprend pas la pingrerie de la chose. Le geste n'est pas franc du collier car si vous décidez de proposer de la musique en téléchargement gratuit, faites-le bien, allez-y carrément. Proposez du 320 kbps, voire même du FLAC tant qu'à faire !



Roberta Sá, "Pavilhão de Espelhos" @ Natura Musical (mp3 128 kbps)

mercredi 23 novembre 2011

"Cara Palavra", ou comment faire rocker la casbah selon Karina Buhr !


Il faut un certain culot pour tourner son clip au milieu de la foule d'un souk marocain, la tête voilée d'un foulard mais le corps agité de soubresauts comme une rockeuse hystérique balançant des coups de tatanes dans le vide. De culot, Karina Buhr n'en manque pas. Elle a improvisé le tournage du premier clip de son deuxième album Longe de Onde, lors d'un séjour à Casablanca. Des images fortes et une musique énervée : avec "Cara Palavra", Karina Buhr vient de réussir son "Rock The Casbah"...


De Récife à São Paulo, Karina Buhr se trouve depuis quinze ans au cœur des effervescences artistiques brésiliennes. A Récife, elle a participé à l'explosion du mangue-beat, elle y a collaboré avec les groupes Bonsucesso Samba Clube ou Eddie, a chanté pour DJ Dolores. Elle a également eu une révélation  pour le maracatu, découvert tardivement, mais s'est alors mise à voyager dans l'intérieur du Pernambouc en compagnie de Siba et Helder Vasconcelos, membres de Mestre Ambrosio, pour y creuser vers les racines. Elle a joué avec les "nations" de maracatu Piaba de Ouro et Estrela Brilhante, avant de fonder le groupe féminin Comadre Fulozinha. Une formation demeurée emblématique qui s'attaquait au répertoire régional des cirandas et autres cocos, où les voix s'appuyaient principalement sur les percussions. Puis, en s'installant à São Paulo, elle a répondu à l'invitation de José Celso Martinez Corrêa, le fameux Zé Celso, et a intégré plusieurs années durant à la compagnie Teatro Oficina, compagnie qu'il a lui-même fondée. Tout en lançant sa carrière solo. Déjà un sacré parcours. 

Karina Buhr est aussi celle qui est en train de dévergonder la douce Teresa Cristina et lui donne envie de renouer avec ses premières amours rock, alors qu'elle a construit toute sa carrière en faisant redécouvrir le samba à ses jeunes compatriotes. Elles ne savent pas encore si leur collaboration deviendra un album ou un spectacle mais l'anecdote en dit long. Karina Buhr est convaincante et elle est la plus rock de sa génération de chanteuses. Doit-on y voir une rupture avec la musique de ses débuts ? Non, elle dit aimer "le rock'n'roll avec basse, batterie et guitare et le coco seulement avec percussions et voix !".

Longe de Onde est plus rock que coco. Dans une interview accordée à Márcio Bulk pour son excellent blog Banda Desenhada, une interview comme d'habitude longue et passionnante, elle était interrogée sur le risque que son clip soit accusé de recycler les éternels clichés sur le monde arabe. Nous sommes pourtant loin des préjugés de la novela O Clone, diffusée il y a une dizaine d'années, et qui accumulait les poncifs à la tonne. Il faut au contraire un vrai courage pour se prêter au jeu dans ces conditions.

"S'il y a bien une chose que le clip n'est pas, c'est cliché. Sauf en le regardant avec mauvaise foi. Quand on l'a fait, on a fait très attention mais, même comme ça, on savait qu'il y aurait toujours quelqu'un pour trouver ça cliché. On est allé jouer au Roskilde Festival, au Danemark, et au retour, on a décidé de s'arrêter et prendre une semaine à Casablanca. Nous avions l'impression que ce lieu avait beaucoup à voir avec l'idée de l'album et, particulièrement, de "Cada Palavra". Et si nous avions tourné au Danemark ? Est-ce que ça aurait posé un problème ? Là, ça ne sonnerait pas comme des préjugés ? On était là, au Maroc, on se baladait avec les mêmes vêtements que tout le monde, on ne fantasmait pas. C'est une question d'attention et de respect, de ne pas vouloir établir une séparation".

Mais les fantasmes de la presse, eux, sont bel et bien figés. "Tu devais bien t'y attendre", lui demandait Márcio ? "A ma façon, j'ai voulu questionner l'idée de l'Occident normal et l'Orient exotique, répondait-elle. Le problème, c'est que des reportages ont été publiés où on me traitait de "kamikaze",  de mulher bomba. Kamikaze ?! Tout ça parce que j'avais un voile sur les cheveux. Ils trouvaient que ça faisait déguisement ! Ali Baba et les quarante voleurs ! Aladdin et la lanterne magique ! Et ce clip n'a rien à voir avec l'Irak ! Il y a beaucoup de gens qui se sont embarqués dans ce cliché jusqu'à affirmer que j'étais en burqa ! Il se trouve que j'ai porté ce voile plusieurs fois pour me promener en ville. Et ce genre de remarques me rend tellement dingue que j'ai arrêté de lire ce qui était écrit sur moi. Tu n'as aucun contrôle là-dessus et tu vas te retrouver avec des jugements débiles qui réduisent ton travail à tout ça".

S'arrêter à ça serait effectivement stupide, qu'elle ait fait une provocation de ce maquillage outrancier et de ce foulard, c'est indéniable, mais le symbole est pourtant clair : ce voile, elle l'arrache ! Et ce serait aussi dommage de passer à côté du joli raffut de guitares, œuvre d'Edgard Scandurra et Fernando Catatau. Et sur le souk, personne ne bronche pour demander à cette foldingue de se calmer...


L'album est en téléchargement gratuit (un peu chiche : un petit mp3 160 kbps !) :

Karina Buhr, Longe de Onde (2011) @ Musicoteca

01. Carapalavra
02. A Pessoa Morre
03. Não me Ame Tanto
04. Guitarristas de Copacabana
05. Sem Fazer Idéia
06. Para Ser Romântica
07. Cadáver
08. The War’s Dancing Floor
09. Copo de Veneno
10. Amor Branco
11. Não Precisa Me Procurar


Toutes les citations sont extraites de "Agitando a Casbah", l'interview de Karina Buhr par Márcio Bulk pour Banda Desenhada

Le site de Karina Buhr...

lundi 21 novembre 2011

Les MarginalS à la Casa de Francisca avec Criolo et Lurdez da Luz


Il est difficile de trouver un groupe plus radical que MarginalS. Issu de la scène indépendante de São Paulo, ce trio instrumental composé de Thiago França au saxophone, Marcelo Cabral à la basse et Anthony Gordin à la batterie, s'est lancé dans l'expérimentation en direct et sans filet. Leur musique est essentiellement improvisée. Ils commencent à jouer... et la musique fut ! L'album qu'ils ont sorti cette année n'a pas de nom et leurs morceaux pas de titre. Il a été intégralement enregistré en une seule prise ! Avec eux, on appuie sur "Record" et c'est dans la boîte. Et c'est encore un euphémisme de dire qu'ils ne font pas de concessions.


Sur scène, l'alchimie opère et l'improvisation est leur seul guide. "On considère le son comme une route, expliquait Thiago França au site Na Mira do Groove. Les concerts durent toujours une heure. Et on ne chronomètre rien. C'est notre connexion au temps - ce n'est pas quelque chose qu'on peut expliquer mais qu'on sent".

Les voici réunis à la Casa de Francisca, minuscule salle de concert-restaurant. Ils ont invité Lurdez da Luz (ex-Mamelo Sound System) et Criolo à poser leur flow sur leur flux, lequels sont soutenus et inspirés par le trio MarginalS, ici mué en backing band de rêve. Lurdez da Luz interprète "Andei" et "Lamento" quand Criolo se lance dans "Linha de Frente", un des titres les plus forts de son album Nó Na Orelha.

Gabi Jacob a réalisé ce petit film, un extrait du concert. On appréciera le grain de l'image et les couleurs, mais on restera dubitatif sur son sens du cadrage. Faut-il y voir un manifeste louant les vertus du hors-champ ?

dimanche 20 novembre 2011

Le "Zumbi" de Jorge Ben pour le Dia da Consciência Negra


Au Brésil, le 20 novembre est le Jour de la Conscience Noire. Un jour dans l'année pour réfléchir à la place qu'occupent les Noirs dans la société brésilienne. Le moment d'évoquer les inégalités, les discriminations, les préjugés. Et parce que le constat ne se suffit pas, il faut aussi chercher la reconnaissance et organiser la résistance. Cette date a justement été choisie pour son caractère symbolique. C'est celle de la mort de Zumbi.


Zumbi dos Palmares est un des plus grands personnages de l'histoire du Brésil. Si Zumbi est né libre, en 1655, dans un quilombo, un de ces villages de Marrons ayant fui l'esclavage, il fut capturé enfant par des soldats portugais qui le confièrent au Père Antonio Melo, lequel se chargea de son éducation. Mais, à quinze ans, Zumbi s'évada pour rejoindre le quilombo. Il en devint son chef de guerre et, pendant près de vingt ans, résista vaillamment à l'armée portugaise et ses mercenaires. Le quilombo de Palmares, situé dans l'état d'Alagoas (mais qui à l'époque dépendait du Pernambouc) est un symbole de résistance et Zumbi un héros au courage légendaire. Il fut tué et décapité par les troupes portugaises le 20 novembre 1695.

Depuis les années soixante, cette date a été choisie pour rappeler combien il restait encore du chemin à parcourir pour améliorer la situation des populations noires au Brésil. A deux semaines de fêter ce qui, au Brésil, pourrait être un synonyme de ce Jour de la Conscience Noire, la journée du samba, le 4 décembre, voici un morceau tout à fait de circonstance : "Zumbi", interprété par son auteur, Jorge Ben !

Un titre extrait de son album A Tábua de Esmeralda, en 1974. Cette version a été enregistrée en 1977 pour l'émission Fantástico de TV Globo. Des images d'archives, ce qui compense leur mauvaise qualité...

samedi 19 novembre 2011

Thalma de Freitas dans Les Petites Planètes


Quand je découvrais la collection Les Petites Planètes réalisée par Vincent Moon, en parcourant la liste des films prévus, j'ai tout de suite été impatient de découvrir celui consacré à Thalma de Freitas. On connaît le principe désormais puisque nous avons déjà relayé ici quelques escales brésiliennes de son périple autour du monde. Cet ancien de la Blogothèque voyage léger et filme les musiciens dans leur environnement. En train de faire de la musique, et de préférence en évitant le cadre trop conventionnel d'un concert. Le tout réalisé sous licence Creative Commons et uniquement financé par les dons...


On l'ignore ici mais la belle Thalma de Freitas est une vedette au Brésil. Si, en tant que chanteuse, elle s'est toujours consacrée à des projets exigeants, voire expérimentaux, elle doit cette liberté artistique en matière de musique à sa carrière d'actrice pour la Globo ! Jouer dans une novela n'est pas une école de la sobriété, aussi je me souviens avoir vu un extrait (sur YouTube) d'un de ses rôles. Alors que je cherchais des images de Dorival Caymmi, je la trouve en train d'interpréter "Vatapá" dans une adaptation de Dona Flor pour Globo. Et si je n'avais pas déjà su qui était Thalma, je dois bien dire que je n'aurais guère été curieux d'en apprendre plus sur elle !

Heureusement, ses projets musicaux sont plus ambitieux. Et si elle n'a pas encore sorti d'album, seulement un EP, Thalma de Freitas est une figure charismatique de la nouvelle scène brésilienne. Si elle est une des voix de l'Orquestra Imperial, on a aussi pu l'entendre avec 3 Na Massa ou Anelis Assumpção. Elle a également participé à l'adaptation scénique de l'ambitieux Macunaima Opera Tupi de Iara Rennó, etc...

A Rio, dans son quartier de Santa Teresa, en haut des morros, elle s'est installée dans une grande bâtisse, l'ancien consulat du Salvador, pour la transformer en laboratoire artistique, pépinière de talents. C'est là, à Miradouro, qu'est allé séjourner Vincent Moon. En pactisant : un hébergement en échange d'un film.

Un film surprenant qui nous montre Rio sous la pluie et pendant lequel on suit Thalma jetant un œil sur la baie de Guanabara, se faisant prendre en photo par des gens qui la reconnaissent. Elle chante a cappella, avec son casque sur les oreilles, mais c'est Laércio de Freitas, le père de Thalma, qui donne son charme musical au film. Sur le piano de João Donato, il improvise et lui donne littéralement sa couleur. Dans des tons de gris...


Les Petites Planètes : pour voir les autres films ou faire une donation...

Vincent Moon a raconté son film...

Il pleut dehors, monsieur

by Vincent Moon

Le piano de Thalma était beau mais trop vieux. Il gisait dans un coin de la grande salle de bal, dans cette vieille demeure perdue sur les hauteurs de Santa Teresa. Les collines du quartier se perdaient entre les arbres, passant de vieux châteaux effondrés en favelas en expansion. Tout un Brésil se croise le long de ces rues pentues, vieux bourgeois silencieux et jeunes familles pauvres et bruyantes se côtoient et se saluent. Quelqu'un disait que la favela d'en dessous de chez Thalma faisait partie des favelas 'pacifiés' mais d'autres n'en étaient pas sûrs. Cela faisait près d'un mois que je m'étais posé tout la-haut, regardant chaque matin le soleil se lever sur les paysages inexplorés de la zone nord de Rio de Janeiro, tandis que le Christ sur sa colline était le plus beau point de repère que l'on puisse imaginer. C'est bien autre chose que la Statue de la Liberté dont seules les photos nous prouvent l'existence.

Mais Laércio n'avait que faire d'un piano. Cela faisait plusieurs semaines qu'on le croisait à la table de la cuisine, penché sur des partitions qu'il remplissait de son écriture raffinée. Lorsqu'on lui demandait, il disait qu'il écrivait des arrangements. Il ne parlait pas beaucoup mais riait souvent, avec ses petites blagues qu'il glissait dans un français charmant. Il gloussait d'elles et reprenait le fil de sa partition, en silence. J'avais promis à Thalma que je lui ferai un film si elle me faisait une place chez elle. Un toit contre des images, ça valait la peine, et je me demandais comment associer Thalma et son père dans un film commun.

Il pleut à Rio. Il plu beaucoup ce mois là, autour du jour de l'an, et la ville tend à perdre beaucoup de son charme sous les trombes d'eau. On peut aimer Paris sous la pluie, Jakarta au crépuscule, Moscou sous la neige ou Tokyo au printemps, mais c'est bien de plein soleil que se nourrit Rio, lorsque les cariocas n'ont d'autre désir que de se laisser tomber sur le sable de Copacabana, de Ipanema, et de prélasser leurs corps en oubliant le programme de leur journée. L'image de Rio sous la pluie n'existe pas dans les 'images de Rio', et par chance ce jour de tournage avec Thalma, la pluie fut notre compagnon.

Thalma est un feu follet, une star au Brésil, qui ne se cache heureusement pas mais salue à tour de bras les fans de son sitcom qui est rediffusé continuellement sur Globo TV. Elle me dit qu'elle touche de l'argent à chaque diffusion, et qu'elle en fait profiter ses amis en les hébergeant, en les aidant dans leurs créations. Une mécène moderne, elle même créatrice, chanteuse au sein de l'Orquestra Imperial et dans diverses collaborations plus ou moins improvisées. Son père est presque son contraire, personnage taciturne et discret, porté sur la préparation et non l'exécution, compositeur et arrangeur jouant rarement en live, personnage de l'ombre.

Thalma dans les rues de Rio, Laércio restant à la maison… L'image était presque trop belle. On partit donc ce jour-là avec Thalma vers le Corcovado, puis vers la pointe nord de Copacabana, là ou les pêcheurs dépassent en nombre les baigneurs. Thalma improvisait en accapella, chantant parfois une vieille mélodie, jouant de la présence de la caméra en regardant au large. Ce n'est que quelques jours plus tard que, le soleil revenu, on emmenait Laércio devant ces images, sur le piano du grand João Donato, improviser à son tour, amener ses touches de père qui regarde sa fille déambuler sa ville. Une double improvisation à quelques jours de distance composant une ode à la plus belle ville du monde. Et toujours reste cette question, qui est ce qui vient en premier, le père ou la fille?

vendredi 18 novembre 2011

Romulo Fróes, ou comment traverser les murs du labyrinthe


Déjà novembre, l'année touche bientôt à sa fin et il reste encore quelques albums brésiliens de 2011 dont je voudrais vous parler. Des albums en téléchargement gratuit que vous pourrez aisément vous procurer. Aujourd'hui, c'est à Romulo Fróes d'être à l'honneur. Il a sorti cette année Um Labirinto em Cada Pé, peut-être l'album le plus accessible qu'il ait enregistré à ce jour. Ce qui reste somme toute assez relatif.


Si nous avons à cœur de faire découvrir en Europe un artiste de la trempe de Kiko Dinucci, on ne se fait malheureusement aucune illusion quant à Romulo alors qu'ensemble ils viennent pourtant de sortir un album, Passo Torto, dont nous venons tout juste de parler. Romulo Fróes ne rentre pas dans les cases où nos préjugés européens veulent enfermer les musiciens brésiliens. Avec sa barbe, ses lunettes à grosses montures, son corps lourd et gauche, il ne correspond pas au cliché du Brésilien aux pieds légers de danseur de samba.

Pourtant, les cercles où il rencontrerait intérêt et curiosité ne manquent pas. On le connaît par la musique, mais Romulo fut l'assistant de Nuno Ramos, puis de Clima, figures majeures de l'art contemporain. Une activité qui lui assure un certain confort mais où il demeure dans l'ombre du maître. Il écrit d'ailleurs une grande partie de ses chansons avec ces deux-là et insiste sur la notion d'œuvre collective. Nuno Ramos, qui est également reconnu et primé comme poète et romancier, serait-il le maître à penser de celui qui, au sein de cette scène indépendante de São Paulo, est souvent présenté comme son théoricien ? Romulo suit sa voie mais sait être reconnaissant : "je ne travaille plus avec lui (Nuno) aujourd'hui mais ça a été fondamental dans ma vie de le faire. Je suis entré en contact avec un monde auquel je n'aurais jamais eu accès si je n'avais pas travaillé avec lui. J'ai appris et j'apprends des choses qu'aucune école n'enseigne. Ma cohabitation avec lui puis avec Clima est ce qui a déterminé la chanson que je fais. Mon travail n'existerait pas sans eux deux"*.

A qui voudrait découvrir et apprécier la musique de Romulo Fróes, un premier cap est à franchir : il faut d'abord se familiariser avec sa voix. On peut presque considérer cela comme une étape initiatique, à condition d'entendre cette étape comme une épreuve que seuls quelques uns parviendront à traverser. Pour les autres, ce sera tout bonnement rédhibitoire. Romulo n'est pas chanteur et il a une grosse voix monotone. Mais il y travaille et il progresse : "oui, vraiment, je chante mieux et évidemment, ça vient de la pratique. Mais aussi du désir de travailler dans ce sens. Mon chant est très influencé par la bossa nova et, pour cela, tend vers la monotonie. Sans vouloir perdre l'austérité contenue dans ma voix et qui est sa marque, j'ai cherché à sonner plus expressif sur ce disque et je crois que je suis parvenu à trouver un bon équilibre entre un chant plus rentré, presque déclamé, et un chant plus tourné vers l'extérieur, interprété"*. La voix de Romulo Fróes dit quelque chose de sa musique : elle refuse toute séduction facile, ne se donne pas, elle est comme un à-plat, sans vibrato. Sur Um Labirinto em Cada Pé, pour la contrebalancer,  on retrouve celles de Nina Becker, plus pop, de Dona Inah, vieille sambiste garante des racines afros, et aussi celle d'Arnaldo Antunes, un aîné proche de la nouvelle génération, guère plus "chanteur" que Romulo.


Ce cap dépassé, on peut apprécier les chansons qui composent Um Labirinto em Cada Pé, être saisi de leur caractère entêtant. Romulo voit dans cet opus la synthèse de tout ce qu'il a fait jusque là : "j'ai l'impression que c'est un disque de conclusion du processus réalisé au long de mes trois premiers albums"*. L'album a été enregistré aux studios YB et produit par le maître des lieux, Mauricio Tagliari. Un album tout en tension et dominé par le magnifique travail de Guilherme Held à la guitare électrique. Sans oublier l'apport essentiel de Thiago França au saxophone, de Marcelo Cabral à la basse, Pedro Ito à la batterie et, bien sûr, de Rodrigo Campos au cavaquinho, et qui aussi participe à l'écriture. Comme Guilherme Held. Pour l'occasion, celui-ci a également changé son jeu pour s'adapter à la présence, récente dans le groupe, de Rodrigo et de son cavaquinho de pagode. Ensemble, ils inventent une de ces musiques qui échappent aux classifications hâtives. Si, à ses débuts, Romulo a été associé au samba, il a tôt fait de passer au rock d'un simple pas de côté. Toujours dans le samba ! "Ce qui est marrant, c'est que maintenant que je me suis libéré de l'étiquette de sambiste, je peux revenir au samba". Romulo inscrit son parcours musical dans une forme de continuité : "Calado est samba mais triste, Cão est essentiellement samba et No chão sem o chão est plus rock et expérimental. Et je verrai celui-ci comme du samba plus pop"*. A voir...

Doit-on considérer Romulo Fróes comme un chanteur à textes ? Certes, les paroles de ses chansons sont souvent longues et l'écueil de la langue contribue à ce qu'elles me soient complètement hermétiques. Mais, comme le faisait remarquer Francisco Bosco dans le texte de présentation de l'album, il ne faut pas y chercher un sens linéaire. Il inscrit ainsi les textes de Romulo Fróes, en partie écrits par Nuno Ramos et Clima, dans une lignée du non sense de la chanson brésilienne, allant de "Uva de Caminhão" d'Assis Valente à Carlinhos Brown, et passant notamment par Caetano Veloso. Parce que nous sommes désormais conditionnés par l'omniprésence du storytelling, nous oublions comment lire la poésie. Et tout cela n'a rien à voir avec la barrière de la langue : après tout, même si j'aime beaucoup leur force et leur impact, je n'ai jamais "compris" non plus les paroles des Têtes Raides !

Dans le cas de Romulo Fróes, il suffit de se laisser prendre par les mots et les images et ce qu'elles ont de profondément inscrit dans la culture populaire, comme ici avec cet extrait de "Muro".

"Bate essa cabeça contra o muro e vai
Do outro lado tem um dia
Feito de beleza e de alegria mas
Nunca será semana inteira

Bota na peneira, quero ver passar
A malha dela é muito fina
Mas a luz do dia ela deixa entrar
Só deixa entrar a luz do dia

Um dia desses não se esquece mais...
Quem chama, quem me chama, tem um dia da besteira
Se tem preguiça na ladeira, na ladeira, uó
Só faço samba, só faço samba..."

Pour illustrer "Muro", on trouve ce clip qui utilisent des images peut-être un peu trop au pied de la lettre (pour ne pas dire au pied du mur ?), mais qui montrent le fantastique travail de BluBlu en matière de street art. Par contre, il est important de préciser que la pochette de Um Labirinto em Cada Pé est orné d'une photo de l'installation "Deitado", une œuvre de Tatiana Blass, jeune artiste paulistana dont une partie du travail consiste à sculpter la paraffine avant de la faire fondre sous le feu de projecteurs, fascinants désastres.



Tous les sambas existent au Brésil, Romulo invente l'un d'entre eux, "só faz samba... ", chante-t-il... C'est juste que le sien ne fait pas danser.



Um Labirinto em Cada Pé est en téléchargement gratuit sur le blog créé à cette fin ou sur la Musicoteca...

Romulo Fróes, Um Labirinto em Cada Pé (2011) (mp3 320kbps) 

01. Olhos da cara (Nuno Ramos)
02. Muro (Romulo Fróes / Clima)
03. Máquina de fumaça (Romulo Fróes / Clima)
04. O filho de Deus (Nuno Ramos)
05. Rap em latim (Nuno Ramos)
06. Varre e sai (Romulo Fróes / Clima / Nuno Ramos)
07. Boneco de piche (Romulo Fróes / Nuno Ramos)
08. Tua beleza (Rodrigo Campos / Romulo Fróes / Nuno Ramos / Clima)
09. Ditado (Romulo Fróes / Nuno Ramos)
10. Jardineira (Guilherme Held / Romulo Fróes / Clima / Nuno Ramos)
11. Cilada (Rodrigo Campos /Romulo Fróes / Clima)
12. Quero quero (Romulo Fróes / Nuno Ramos)
13. Onde foi que nunca vem (Rodrigo Campos /Romulo Fróes / Clima)
14. Um labirinto em cada pé (Guilherme Held / Clima)

_____________________________________________

* Les citations sont tirées de l'interview réalisée par Lafaiete Júnior pour Alto-Falante (11/07/2011)

jeudi 17 novembre 2011

Passo Torto : la mélancolie à nu selon Kiko Dinucci, Marcelo Cabral, Rodrigo Campos et Romulo Fróes


Alors qu'on est encore sous le choc du Metá Metá de Kiko Dinucci et qu'on est impatient de découvrir le prochain album de de Rodrigo Campos, Bahia Fantástica, voilà qu'ils sortent un nouvel album en compagnie de Romulo Fróes et Marcelo Cabral, Passo Torto. Cet album est encore une fois proposé en téléchargement gratuit. Et on ne manquera pas de préciser que l'illustration de la pochette est l'œuvre de Kiko. 


Quand on jette un œil à la discographie de Kiko Dinucci, on remarque que d'un album à l'autre, il a toujours changé de configuration, ne reproduisant jamais deux fois la même formule : en duo avec Juçara Marçal ou Douglas Germano, en leader de Bando AfroMacarrônico, chanté par d'autres sur Na Boca dos Outros ou, plus récemment, en trio Metá Metá. Son sixième album, sorti la semaine dernière, confirme ses mues continues. Cette fois-ci, il rejoint Passo Torto, un "super groupe" composé de Romulo Fróes, Rodrigo Campos et Marcelo Cabral. Soit trois compositeurs et un contrebassiste. A vrai dire, Passo Torto me prend de court, je m'apprêtais à d'abord présenter Um Labirinto em Cada Pé, l'album de Romulo Fróes également sorti cette année, mais ma chronique traîne depuis des semaines, presque finie mais pas encore... 

Si ce n'est le minimalisme acoustique, Passo Torto n'a que peu en commun avec Metá Metá. Nous sommes ici dans un tout autre registre. Quand Metá Metá est un disque intense et spirituel, Passo Torto ne cherche aucun échappatoire au désenchantement. Son approche intimiste où seules les cordes accompagnent les voix mêlées de Romulo, Kiko et Rodrigo, s'interdit le moindre subterfuge. Kiko Dinucci est à la guitare, Rodrigo Campos au cavaquinho, ou l'inverse, et Marcelo Cabral à la contrebasse. Kiko et Rodrigo se partagent le chant quand Romulo Fróes chante sur tous les titres, sauf un. Après tout, il compense là le fait de n'y jouer d'aucun instrument. S'il reconnaît que sa voix grave est monotone, il estime avoir progressé dans son chant. Il est indéniable, en tout cas, que Romulo impose son style et marque l'ambiance générale de l'album. Son premier album, Calado, en 2004, avait été décrit comme "un des plus tristes de la musique brésilienne de ces dernières années". Sur Passo Torto, c'est donc une étrange mélancolie qui envahit tout le disque. Mais cette mélancolie n'a pas le poids du pathos, elle est légère comme un fluide onirique.

Si les titres sont signés par les trois compositeurs, une étrange homogénéité se dégage de l'album. Ce n'est pas comme si nos quatre compères avaient décidé de chanter les chansons de l'un ou de l'autre. Non, le procédé aurait été  paresseux. Ce projet est né d'une longue amitié, de scènes partagées et de moments improvisés, comme si le disque s'était écrit face au public. Les chansons qui figurent ici ont toutes été écrites à quatre mains, Rodrigo et Romulo, Kiko et Romulo, Kiko et Rodrigo... De cette triplette, c'est le discret Rodrigo Campos qui semble ici le plus prodigue alors qu'il brille de sa douceur caractéristique, tant comme parolier que comme compositeur. Ce qui, au passage, ne fait qu'aiguiser notre impatience de découvrir Bahia Fantástica, son prochain album, déjà annoncé ici même. Avec Passo Torto, on découvre ses textes, très sensibles et inspirés, plus accessibles que ceux de Romulo. Ainsi sur "Cidadão", les paroles sont de Rodrigo Campos et la musique de Romulo Fróes. Et c'est peut-être, avec ces longues phrases à perdre le souffle, le plus beau titre de l'album, ou le plus émouvant... "Cidadõ, esquizofrênico...", comme on peut le découvrir ici en images :


Autant le trio Metá Metá de Kiko Dinucci joue une musique d'élévation, entre transe et apaisement, autant Passo Torto s'inscrit au ras de la réalité, ou plutôt au ras d'un fantastique social. Ici, c'est la ville qui est le motif, la source d'inspiration. Et cette ville est très précisément São Paulo, comme en attestent les morceaux "Da Vila Guilherme até o Imirim" ou "Faria Lima Pra Cá". Tout aussi urbain, on retrouve également le sublime "Samuel", co-écrit par Kiko et Rodrigo, qui figurait déjà sur Metá Metá. Passo Torto préfère la poésie au social mais la réalité de la ville perce comme une fleur de bitume sur un trottoir défoncé. Si on trouve une fantaisie macabre sur "A Musica da Mulher Morta", ou la lointaine réminiscence des bandeiras paulistes sur "Cavalieri", c'est la réalité sans fard qui constitue le substrat de ces chansons, les difficultés économiques, les loyers en retard...

On a peu parlé de la musique elle-même : elle est dure à décrire. Si tous sont profondément attachés au samba, on ne saurait à quel genre rattacher Passo Torto. Par défaut, on hasardera qu'il s'agit d'une MPB sombre et minimaliste, c'est en tout cas ce qui s'affiche comme genre quand on installe l'album sur son jube-box digital : MPB. On pourrait y voir un squelette de rock : parce que n'y figure que l'essentiel et qui si un seul élément venait à manquer, la musique en serait tout de suite déséquilibrée. La contrebasse de Marcelo Cabral est discrète et précise, jouant parfois de l'archet. Les guitares et cavaquinhos de Kiko et Rodrigo jouent à se répondre et se compléter. Passo Torto a été enregistré aux studios YB et produit avec Mauricio Tagliari, une sacrée référence. Seul un sens aigu de l'espace et du silence peut donner une telle profondeur à cette musique dénudée.


Curieux paradoxe, alors même qu'au Brésil, il sort au printemps, Passo Torto arrive ici à point nommé. Il procure en effet tout le réconfort d'un disque de saison quand approche l'hiver, que la nuit tombe tôt et que le ciel est gris. Vous savez, ce moment de l'année où nous sommes étreints par la mélancolie des feuilles mortes, cette brève parenthèse où nous nous y complaisons encore parce que c'est seulement le début de la mauvaise saison et que nous ne sommes pas encore fous impatients du printemps. Passo Torto est un bel album où la mélancolie est douce comme un foyer quand dehors on frissonne.

A télécharger directement sur le site : http://passotorto.com.br/


Passo Torto (Kiko Dinucci, Marcelo Cabral, Rodrigo Campos, Romulo Fróes), 2011 (mp3 320 kbps)

01 - A Música da Mulher Morta (Kiko Dinucci / Romulo Fróes)
02 - Da Vila Guilherme Até o Imirim (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
03 - Faria Lima Pra Cá (Kiko Dinucci / Rodrigo Campos)
04 - É Mesmo Assim (Kiko Dinucci / Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
05 - Cidadão (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
06 - Samuel (Rodrigo Campos / Kiko Dinucci)
07 - Por Causa Dela (Kiko Dinucci / Romulo Fróes)
08 - Três Canções Segunda Feira (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
09 - Sem Título Sem Amor (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
10 - Detalhe Azul (Rodrigo Campos / Romulo Fróes)
11 - Cavalieri (Kiko Dinucci / Rodrigo Campos)

mercredi 16 novembre 2011

Malka Family (4/4) : un entretien avec Dany-O, bassiste (1991, 20 ans après)


Je ne suis pas nostalgique, ce n'est pas mon tempérament mais j'ai commencé cette série parce que 1991 fut un bon millésime musical et que vingt ans donnent le recul nécessaire pour évaluer ce qui s'est joué cette année-là. Personnellement, il y a vingt ans, je commençais une thèse de sociologie. Elle allait m'occuper une bonne partie des années quatre-vingt-dix, parce qu'à côté de cette entreprise de recherches, il fallait bien travailler pour vivre et, jeunesse oblige, se la couler douce tout en menant une vie de bohème. A la base, mon sujet, c'était les musiques populaires. Mais, outre ce que je découvrais de sociologiquement passionnant sur le funk, l'ambiance des concerts, notamment ceux de Malka Family, m'a incité à recentrer cette thèse sur le sujet.

Je suis toujours un peu long à sortir de ma coquille, maudite timidité oblige, mais il s'imposait que je réalise un entretien des membres de Malka Family pour ma thèse. Nous devions déjà être en 1995 car j'avais déjà bien avancé dans mes recherches bibliographiques alors que, dans le même temps, mon observation participante menaçait de basculer dans la participation observante, quand je me décidais à prendre contact. Pour un entretien semi-directif, comme on dit. C'est-à-dire où on laisse s'exprimer sur la longueur son interlocuteur, en s'autorisant quelques relances... Abordé lors d'un concert, c'est Daniel, le bassiste, qui devait se prêter au jeu, d'autres devant nous rejoindre pour participer à la conversation. Le rendez-vous avait été pris chez lui. Il avait été fixé en fin de matinée. Il habitait dans le XIe, vers la station de métro Philippe Auguste, dans un bel appartement tout récent de l'OPAC. Daniel, aka Dany-O, était le bon client pour ce type d'échange. Avenant, bavard, très sympa, il avait bien voulu prendre le temps de me présenter l'aventure Malka Family. Quand tout ça fut terminé, il avait bien mérité de recevoir un exemplaire de mon bouquin...


Voici l'intégralité de cet entretien. C'est pour le coup un véritable entretien-fleuve. Il s'agit d'un témoignage précieux où sous la légèreté et le ton détendu des propos se dessinent une vision de la vie en quête d'harmonie sociale, étrangère aux calculs égoïstes... Nous avions tous une vingtaine d'années, nous dirions peut-être les choses différemment aujourd'hui, maturité oblige, mais je reste persuadé que personne ici n'a trahi ces valeurs de jeunesse et c'est bien ça le plus important...

O. C. : Au départ je voulais savoir comment vous aviez commencé Malka Family puisque apparemment vous êtes tous copains.

Daniel : Ben voilà, ça a commencé comme ça, à l’école. En grande partie... La première personne que je connaissais du groupe, c’est Joseph, le guitariste, puisqu’on habitait tous les deux à côté à Daumesnil. Et lui, il faisait déjà des fêtes. Les premières fêtes, c’était Chez Roger Boîte Funk, il disait 'tiens, on fait une fête samedi, tu peux venir, tiens des invits’ machin...'. Et ça, c’était le Lycée Arago. Il y avait les autres aussi, d’un autre lycée. Je crois que Joseph connaissait du monde au lycée Sophie Germain. Et il y avait la grande bande de Saint-Paul qui se connaissait du lycée. Donc, c’est toujours pareil quoi, l’école...

O. C. : Vous êtes vachement branchés sur Saint-Paul, non ?

Daniel : On commence à évoluer aussi, on ne va pas y rester tout le temps, mais le truc, c’est qu'à la base, y’en a pas mal qui étaient sur Saint-Paul, une majorité au début. Et il y a aussi le petit côté village du quartier, le fait que les gens s'y sentent bien. Mais en fin de compte, c’est surtout quand on va à l’étranger qu’on s’en rend compte, 'vous venez de Paris ? Paris même ? Quel quartier ?'. Et puis voilà, il y a un peu tous les quartiers, j’étais à Stalingrad avant, François aussi. Là je me suis rapproché de Saint-Paul, je prends le 76 et je suis tout de suite là, les rendez-vous se passent presque tout le temps là.

O. C. : Vous avez des lieux, des endroits fétiches ?

Daniel : Ben, c’est même pas fétiche, c’est juste la plus belle terrasse, où il fait beau, où tu t’es pas fait renvoyer la semaine d'avant parce que t'as vu un copain et que tu lui a dit 'va-z’y, installe-toi là' et que les patrons ont pas eu l’impression que tu leur volais leur terrasse. Parce que, sinon, ça arrive assez souvent, tu t’installes, il fait beau, tu te mets là, tu commences à être cool, tu rigoles et c’est : 'est-ce que vous pouvez retirer vos pieds s’il vous plaît, ne mettez pas la chaise comme-ci, s’il vous plaît'. Mais Saint-Paul reste toujours le lieu, le Jean Bar, le Dôme pas trop, mais le Jean Bar c’est sympathique. Les terrasses sont belles, à chaque fois y’a plein de jolies filles qui passent quand il fait beau, t’as les copains, c’est bien.


O. C. : Et, dans les moments que vous passez ensemble, vous vous installez souvent en terrasses?

Daniel : Ben, des moments ensemble, on en a pas mal, surtout avec les répèt's. Et on est parti en vacances ensemble. Y’a eu plusieurs groupes : il y en a qui sont partis en Inde (le batteur, le trombone, un copain, deux copines), nous, on est parti dans les Cévennes avec la choriste, Rico, qui joue de la guitare, Gilles la trompette, ma copine et une autre copine. Il y en a un autre qui est arrivé, moi qui suis revenu, donc c’est comme une famille... Ceux qui sont restés à Paris se sont vus aussi. Et encore par rapport à ce qu’on aimerait faire, on est encore assez 'petits bras', assez limités...

O. C. : Ca fait combien de temps que vous vous connaissez ?

Daniel : Avec Joseph, ça fait depuis la Première, ou la Seconde, ça fait longtemps, plus de dix ans. C’est pour ça aussi que ça s’est vachement bien passé quand on s'est auto-produits. Dans la mesure où on se connait depuis longtemps, tu peux te dire les choses franchement : 'tiens, toi qu’est-ce que tu penses de ça ? Et ça ? Ah ? Moi je pense pas, c’est pas intéressant'.  A la limite tu dis pas 'merde' de la même façon à quelqu’un que tu connais depuis dix ans et à quelqu’un que tu viens juste de rencontrer.

O. C. : Et aux débuts, est-ce que vous aimiez déjà le funk ?

Daniel : Ouais, il y avait déjà la musique. Et très vite, ça a été : 'ah, super tu fais de la musique, on va monter un groupe'. Au départ, moi, ce que je voulais, c'était monter un groupe alors qu'il y en avait d’autres, genre Joseph, Laurent, qui étaient plutôt partis dans un côté 'on va faire des fêtes, on loue une salle, ça marche, nanana'... Y’a l’histoire de la boîte qu’ils avaient fait qui a eu une certaine ampleur aussi. Y’a eu le fait de faire des soirées aussi,. Tout cette ambiance de soirées. Tu sors, tu rencontres des gens. C’est le lien du soir. Tu es pris dans une espèce de courant où il y a 'les gens que tu rencontres le soir', comme si c’était une grande rue et que, le soir, tu sais que tu vas rencontrer des gens. Le soir, c’est ça... Untel : 'ah je t’ai déjà vu dans telle soirée', tactactac, et ça t’amènes à faire des choses ensemble. Mais, au départ, l'idée, c’était d’organiser des fêtes, des soirées, et d’aller dans des fêtes, de s’y rencontrer. Le nombre de fois où, quand je 'squattais' à Saint-Paul, que j’étais sans nouvelles des autres depuis longtemps, je sortais dans la rue et, là, je rencontrais Joseph avec des copains, 'tiens, on va faire quelque chose ensemble, super'. Et, genre, trois semaines après, on se retrouve à une soirée : 'tiens, qu’est-ce t’as fait depuis ?', etc...

O. C. : A cette époque, vous jouiez déjà ?

Daniel : Plus ou moins, à l’époque je sais que j’allais voir Stéphane, le clavier, qui apprenait le jazz. Joseph, sa première guitare on l’a achetée ensemble, on a fait la première répèt’ ensemble, donc c’est venu petit à petit ce genre de choses. T’es à l’école, tu t’amuses et puis y’a tous ceux qui se retrouvent vers la fin de la classe, les derniers rangs qui se retrouvent plus tard. On a commencé à jouer mais dans Malka c’était la première fois où on faisait ça de façon plus ou moins sérieuse. Au début, c’était pas sérieux du tout, des gens comme Woody, c’était la première fois qu’il jouait. Tu vois l'écart entre le fait de travailler ses gammes à la maison et de se dire 'tiens, on va jouer avec des gens'. Au début de Malka, je prenais des cours à Nancy, dans une école de musique, puis je redescendais le weekend répéter à Paris. Puis, j’ai laisser tomber l’école quand j’ai vu que je m’éclatais plus à Paris même si j'en connaissais moins plutôt que monter à Nancy avec des mecs qui étaient chiants, juste branchés sur la technique, le côté sérieux et professionnel de la chose.

O. C. : A Nancy, c’était jazz ?

D : C’était musique moderne, c’était la première école qui était pensée comme ça, avec des gens qui jouent de la musique professionnelle, vraiment internationale, comme le guitariste de Chick Correa ou des types comme ça. Ils passaient à l’école : 'oui, moi je joue comme ça, salut'. Tu te retrouves en contact avec ce genre de musiciens. En France, il faut démocratiser en France déjà le mot 'musicien', que ce soit pas seulement du balloche. Parce que c'était ça, dans les années 50, 60, c'était une étape : tu fais du balloche, tu montes à Paris, tu touches untel et puis voilà... Mais c’était bien quand même cette école, j’ai appris pas mal de choses là-bas. La simple lecture de la note et la mise en place. Mais, comme c’était le début, c'était un peu long...

O. C. : Dans Malka, est-ce que chacun a pris des cours pour son instrument ?

Daniel : C’est-à-dire qu'on vient d'univers différents. Par exemple, Gilles le trompettiste a fait le conservatoire. Il est super jeune, il doit avoir vingt ans, un truc comme ça. Rico, rien à voir, lui, il jouait avec Washington Dead Cats, plus rockabilly, plus rock, et il est venu avec nous. Il a découvert le funk aussi, il nous a dit : 'ah, je pensais que le funk c’était blablabla...'. Et puis, c’est toute une vie aussi, c’est la vie qu’on mène. Donc ça a développé ce côté-là. Et puis, on se refile des cassettes. Là, Gilles joue du jazz avec nous, donc pareil tu sautes sur chaque occasion pour découvrir de nouveaux trucs. On a un percu qui commence à jouer avec nous, il débute en salsa, il apprend la salsa et donc il apprend la rythmique et le côté solfège dans la rythmique par la salsa. Je prends des cours de chant aussi. Avant je faisais 'la' dans ma chambre comme un forcené, puis tu découvres autre chose dans la musique, tu laisses tomber la basse pour clavier, tu t'intéresses aux harmonies, etc... Ca vient au fur et à mesure. Les seuls cours qu’on prend vraiment, c’est des cours de chant. Des cours de chant parce qu’on s’est rendu compte que, techniquement, tu peux pas y arriver. La musique encore, tu peux jouer et t’amuser ensemble, mais il y a trop de choses sur la voix en tant qu'instrument. Donc on prend des cours et aussi on chante avec d’autres personnes. Et puis, on a rencontré pas mal de gens depuis le moment où on beuglait plus ou moins ensemble. Y’a une américaine aussi qui est venu chanter avec nous, une choriste mais en fin de compte c’était plutôt une lead alors que nous on cherchait plutôt une choriste. Voilà, et au fur à mesure, en travaillant avec des gens qui n'ont rien à voir avec notre univers, on s’est rendu compte de plein de choses. Avant on commençait avec des bœufs... puis tu dégages autre chose. C’est ça aussi, c’est le travail que tu veux faire donc il faut rencontrer d’autres gens et te forger à autre chose. Par exemple, les cuivres travaillent beaucoup en ce moment. Et notamment Laurent, le trombone, qui est le plus jeune, ce qui prouve qu’on peut faire pas mal de choses, parce qu’il travaille uniquement avec une bonne méthode de travail. Et là, ils ont enregistré avec des Anglais, une autre fois avec Dee Nasty. Donc, petit à petit, on découvre, on apprend. Au début, le groupe on l’a pris comme une école, un peu Big Bazar, on se retrouve à la maison... On se retrouve, on joue.
(Saïd le choriste arrive)
D : Pour l’instant, y’a deux choristes et puis on chante plus ou moins tous. Ca fait longtemps qu’on a des histoires avec les choristes, depuis le début, quand on a commencé. Y’avait trois choristes, trois filles et ça a changé de formes assez souvent, la place est dure apparamment.

(Je présente mon sujet à Saïd, en parlant de la variété d'univers musicaux des membres du groupe)
D : C’est large les univers, et puis y’a des trucs différents. Par exemple, les hard-rockers au niveau sociologique ça doit être trop rigolo. J’ai joué avec des hard-rockers. C’est chargé ! Alors qu'on pense pas que ça soit aussi chargé.

O. C. : Sinon pour revenir sur l’évolution musicale, au départ on voit Malka comme la formule P-Funk, est-ce que ça s’ouvre plus maintenant ?

D : Eh ben non, c’est même pas ça, c’est chacun... T’as une notion, enfin pour moi, c’est une notion qui évolue au fur et à mesure, c’est la formule, la notion de fusion... C’est-à-dire qu’au début t’arrives avec tout ce que tu as mais tu ne peux pas tout sortir en même temps et puis tu sais pas non plus comment le sortir et. disons que, au fur et à mesure, y’a des choses que tu joues chez toi dans l’intimité et il y a des choses que tu joues devant les gens et puis, petit à petit, t’es tellement bien avec les gens et tellement tu prends l’habitude que  tu lâches tout, tu peux tout sortir, même les choses qui sont chargées d’intimité et que tu prépares tout seul. Et je pense qu’au fur et à mesure, la fusion se fait sur des choses plus profondes. Au moins pour moi, hein ! C’est pas qu'on est plus funk, ou plus P-Funk, c’est qu'on a évolué. Et on regarde comment ont évolué les autres, et naturellement tu retrouves des mêmes choses. Comme le côté P-Funk, t’imagines des gens ensemble qui font les fous et qui se lâchent, ça nous fait penser un petit peu à ce qu’on fait. Et quand t’écoutes musicalement y’a des éléments que tu retrouves, nous on utilise plus ça comme des notions, des repères que comme des guides. Au début si tu connais pas et que tu découvres, tout à coup, tu dis 'ouais, c’est un peu comme nous, c’est mortel !' Mais c’est des gens qui ont fait ça plusieurs années avant nous dans un autre contexte, avec d’autres réalités et il en est sorti leur musique. Nous aussi, comme on est ensemble et qu’on se frotte un petit peu les uns les autres, on a envie de laisser sortir quelque chose qui reflète ce qu’on vit.

O. C. : Au début, aviez-vous des influences précises ?

D : Au début, c’était '3, 4' ! A la répète, y’avait Joseph qui avait l’habitude de jouer, qui jouait dans Human Spirit, il avait l’habitude des formations à plusieurs, il nous a bien aidé : 'toi ça! Non,' c’est pas ça!... Ah ouais, d’accord ! Je te l’avais dit !', tu vois, des plans comme ça. T’as la notion de respect intérieur, comme on est des copains c’est... tu peux tout de dire. Et s’il y’en a un qui abuse tu dis : 'eh, calme-toi, etc...', et puis, on en rigole. Donc, même au niveau musical ça évolue. Mais desfois à douze, c’est sûr aussi que c’est dur de trouver une place pour chacun. Ce qui fait qu’il y a les premiers éléments, il y a tout ce qui sort au début puis, une fois que tout est sorti, t’as envie de sortir autre chose et de passer par une phase plus profonde.

Donc au début on n’avait pas de truc très précis. Ou plutôt si : l’élément indispensable, c’est 'faut que ça tourne' ! Voilà, c’est 'faut qu’ça tourne', c’est-à-dire musicalement, c’est-à-dire même si c’est une phase de hard rock, faut que ça tourne. C'est important, surtout avec le truc qu’on fait en plus, surtout, le P-Funk... Parce que nous on vient de plein de trucs, funk, disco. Je te dis comment j’ai commencé ? C'était rock, j’ai joué avec des mecs de hard-rock et puis t’arrives pas avec des trucs préconçus genre 'ouais, ça ça marche pas !' Le jazz ? On joue, on sait pas comment ça marche donc on s'exprime quoi ! Tu peux être heureux ou énervé ou ci ou ça, y’a pas de honte. D’ailleurs, on essaie d’aller encore plus loin dedans, c’est-à-dire qu'on s’est rendu compte qu’au début, même si on était ensemble et ouverts, ça restait assez fermés. Donc maintenant, le but c’est d’ouvrir encore plus. On s’en rend compte au fur et à mesure qu’on évolue dans la musique, le fait de jouer avec des gens qui font de la salsa, du jazz. Le but, c’est de faire un truc ensemble, donc faut pas avoir peur de ce que t’entends.

O. C. : De toutes ces différentes musiques, quel est le fil avec le funk ? Jazz etc...

D : Y’en a plein, y’a le côté urbain. Avec le jazz, y’a le fait que tu racontes... C’est une façon de parler aussi, parce que dans une ville, tu ressens beaucoup de pression mais quand tu te retrouves ensemble, t’es pas obligé de dire : 'oh beurknananère malaise !'. Ca passe par la musique, c’est des choses que tu peux pas exprimer vocalement, ou alors tu t’exprimes différemment si tu l’écris, c’est pour ça qu’il y a le texte qui va avec la musique. Mais, pour nous, il y a toujours la notion de copains. Il y a aussi la notion 'jeune' mais être jeune, c’est là (il montre sa tête), c'est dans la tête. C’est à dire y’a des gens qui ont...70 ans et...

O. C. : ... Genre Clinton !

D : Oui, voilà. Cette ouverture... Et puis, au début tu comprends pas comment ça se joue le jazz, le funk... Et puis, tu t’habitues et ça fait avancer les choses.

Et il y a le côté culturel aussi, qui est super important. Le côté culturel...Le lien qu’il y a entre... le fait que ça vienne déjà du passé ça te fait réfléchir, ça te fait imaginer à comment c'était à cette époque, ça te replace dans un contexte différent. Ne serait-ce que la musique, ça te met ailleurs, ça peut te faire partir très loin, comme ça peut te faire imaginer d’autres choses.

O. C. : Puisque tu parles du lien avec le passé, est-ce que ça vous rappelle les origines afro-américaines, le côté américain et noir.

D : Ben, disons que ça, bien sûr, on s’en rend compte, déjà le côté américain parce qu’on fait à la base de la musique afro-américaine. Tu peux pas faire du funk en ne voyant que le côté danse, disco. On écoute pas mal de funk, tu vois les textes, la façon dont untel va traiter un sujet, tu sais aussi comment les gens le traitaient à l’époque, et t’écoutes les textes de Gil Scott-Heron, ce genre là, même si je connais pas beaucoup... Pour le rap, assez souvent, t’as l’impression que c’est la même chose, toujours la même chose, rien que la même chose mais les temps ont changé, la technique a évolué donc c’est différent. Avant, on faisait du jazz avec une contrebasse, maintenant tu la feras avec un sampler mais les sentiments qui passent à l’intérieur sont pratiquement les mêmes, ce sont toujours les mêmes, ils évoluent, se sophistiquent un peu plus mais à la base ce sont les mêmes.

O. C. : Le blues aussi ?

D : Ouais, disons que le côté blues, nous on l’a moins. Mais j’ai travaillé dans un studio de musique et ce que j'ai remarqué c'est que c’est bien typique à la France le blues. J’ai l’impression que c’est la musique underground la plus commune. Ouais, en allant dans les studios, le nombre de personnes qui savent jouer du blues, c'est incroyable. C’est un mode de communication. Mais à notre niveau... C'est toujours pareil, ça passe par cet état de fusion quand tu joues. Et quand tu vas chanter les choses plus intenses, c’est une autre étape. Disons que, pour l’instant, on la vit pas, on la ressent pas et puis c’est une histoire de philosophie aussi. Dans ce qu’on chante, on est à côté, décalé. Et puis, nous, on est encore sur le côté 'jeune, moins désespoir quoi. Mais tu reconnais cette notion-là, le blues, et desfois t’écoutes une voix et ça te remet tout de suite dans le contexte, ça te replace. Y’a ce côté historique du blues, ah oui, c’était comme ça, y’avait ça. Nous on est à côté de ça, mais tu ne peux pas l’ignorer, c’est inhérent à ce que tu fais, même cette notion de blues, dans cette notion de funk qu’on fait on sent qu’il y a cette profondeur qu’on n’a pas peut-être parce que c’est une réalité qui est différente, donc qui s’exprime différemment. Au niveau de nous-mêmes aussi, cette fusion, y’a le côté fête, danse, et puis il y a le côté plus intense, intime, intimiste que tu prends plus de temps à développer et puis quand tu l'acceptes, tu l'assimiles. Mais, pour l’instant, en ce qui nous concerne, on n’a pas encore atteint ce stade d’assimilation du blues. Mais le blues, ça me rappelle une fois, ça m’a fait marrer parce que des mecs sont venus, qu’on avait rencontré, des types de de Saint-Domingue, et un moment le mec au clavier, dans une répèt’ nulle, s’est mis à faire 'tumtulum tumtulum', le mec à la batterie s’y est mis aussi : c’était leur forme de blues, leur manière de communiquer. Comme tout le monde connaît le barré 7ème, tu vois la notion culturelle. C'est pour ça, le blues, on connaît comme musique, le côté culturel, mais c’est pas pour nous, c’est pas encore notre truc.

O. C. : C’est pas l’autre face de la pièce, d’un côté le fun, la fête, de l’autre le blues ?

D : Mais bien sûr, y’a ces côtés là. Mais même dans la face joie, il y a quelque chose de fort dans le funk. La fête, vendredi soir ! Ce sont des trucs simples, c’est assez simple pour moi en pensée le funk. Quand je dis simple, c’est-à-dire qu'il n'y pas de complications : si c’est down, t'essaies de remonter le truc pour que ce soit up ! C’est pas le truc torturé, c’est pas l’expression d’un sentiment complexe, même si la situation peut l’être. Donc, ce sont des sentiments simples dans une situation qui peut être plus ou moins complexe, tu vois c’est un sentiment de base, la fête, et tout ce qui tourne plus ou moins autour quoi !

O. C. : J’avais vu l’étymologie africaine...

D : Ah ouais, ça veut dire transpirer je crois. Bien sûr. Exactement. C’est ça... Quand je disais tout à l’heure, faut qu’ça tourne, y’a le côté transe. C’est-à-dire, le nombre de fois où on s’est rendu compte, sur des morceaux où y’a pas grand chose, que tu joues, tu tournes, et tu te dis : 'faut pas que j’arrête ce que je fais !'. C'est le côté transe. Et tu vois tout le monde autour de toi, ça commence à bouger, ça monte. Les fins de répet’, souvent c’est chaud. Je le reconnais là, le côté transe. C’est logique à mon avis, ça vient de l’Afrique, j’imagine tout le monde autour du feu, t’as un truc qui part et voilà ! Et ça représente beaucoup de choses, c’est une construction, c’est une harmonie. La notion d’harmonie, c'est dans ce genre de choses et de moments que tu la sens complète. C’est pas une musique qui est jouée seule avec l’harmonie entre la main gauche et la main droite mais entre des gens, tous ensemble, réunis par la même chose et qui se placent les uns par rapport aux autres par rapport à la notion d’harmonie.

O. C. : Justement, j’ai lu une interview de Ray Lema où il parle de la "Philosophie du Cercle Zaïrois", c'est-à-dire comment chacun dans le village trouve sa place dans la roue rythmique...

D : Exactement. Sa place. C’est culturel... C’est ça, ben pour moi, j’ai découvert ça par rapport à la fleur, la marijuana, le côté rituel qu’il y avait dans la fleur et le fait que ça se transmette dans les réunions musicales. A l’époque... Ca c’est en lisant sur le cannabis : ça a commencé il y a 6000 ans, ça a commencé en Inde. Et il y a la façon dont ils avaient assimilé ça à leurs cultes, c’est-à-dire que la plante était liée aux rites religieux. Soit c’était le moment où les anciens et les jeunes se réunissaient pour parler de l’évolution de la société, soit c'était faire de la musique aussi, le fait de chanter et de 'partir', ce qui aide à 'partir' et à rejoindre les esprits mais toujours avec... une notion d’harmonie.

O. C. : Tu as senti le lien entre la musique et le cannabis ?

D : Il y a des gens qui y ont trouvé le chaînon qui manque. Tu fais de la musique et y’ a des gens qui sont réceptifs, d’autres moins et tu sens un chaînon oublié, tu sens le fait qu’il y ait eu des choses cassées par la vie moderne. C'est le côté sociologique où tu as besoin de retrouver des gens. Et je pense que quand tu joues dans un groupe, tu retrouves ça. Tu retrouves ce côté qui devait être à la base de notre évolution, quand les individus se sont mis ensemble et se sont dits 'on va créer une société', qu’ils sont passés du stade nomade au stade sédentaire, y’a des choses qui ont dû petit à petit se lier et que tu ne retrouves plus maintenant. Mais dans le fait de faire de la musique, tu sens qu'on retrouve tout ce côté là, ce côté transe. Quand tu fais des concerts, tu te dis 'c’est quand même pas ce que je fais qui provoque ça ?...', et si... Au début, pour tes premiers concerts, tu flippes et à la première fausse note, tu crois que tout va s’écrouler et tu vois tout le monde qui continue, y’a pas de problème... C’est marrant, quoi!

O. C. : Justement ce lien au moment de la scène que vous avez avec le public, le rôle que vous avez... Est-ce que ça va chercher loin dans les origines ?

D : Ouais ouais, ça va surtout chercher au niveau de soi-même. Quand tu te retrouves sur scène disons...quand ça se passe bien, tu te poses pas de questions. Tu fais ton truc et puis au fur à mesure que tu le fais, c’est inconscient, c’est la notion d’inconscience qui ressort, comme quand tu trouves une mélodie au départ, c’est inconscient. Voilà, sur scène, c’est la même inconscience qui fait que tu vas trouver tel mot qui va déclencher tel effet et qui 'ah' !

O. C. : Sur scène, vous avez aussi ce côté costume et personnage, comme chez Clinton...

D : C’est venu petit à petit aussi. Bon, déjà ne serait-ce que les costumes, c’est ma copine qui les fait et c’est venu petit à petit en se voyant à la maison, on se réunissait tout le temps, le fait de délirer. Tu fais des dessins, tu dis : 'ah, je te verrais bien avec un chapeau en fourrure sur scène ce serait marrant', ou 'tiens, je suis allé au marché Saint-Pierre' et puis, petit à petit, tu te rends compte que ça prend plus d’importance. Et puis les costumes, c’est un autre élément, tu rigoles encore plus et ça fait un effet. Le côté fête, c'est ça aussi, quand on les met, c’est vraiment pour déconner. Jusqu’au jour où on s’est rendu compte qu’on s’était fait voler les costumes, une basse, du matériel et, le soir même, en concert, on s’est rendu compte qu’on pouvait pas jouer normal, on pouvait pas jouer habillés, ça passait plus, c’était pas ça quoi. Les gens sont venus pour délirer, toi aussi t’es là pour délirer, si tu joues habillé comme à la ville tu perds un peu de ce côté fête. C’est comme si t’es à une fête et qu'il n'y a qu’une seule enceinte qui marche. Tu peux t’amuser mais c’est sûr tu vas rigoler moins, c’est moins puissant quoi ! Et ce qui est bien, c’est que ça évolue, que les costumes évoluent en même temps que nous.


O. C. : C’est devenu un élément indispensable ?

D : Ouais, maintenant... La malle est là, c’est toute une histoire,  quoi ! Tu sais, quand tu pars en tournée, tu mets les costumes dans la boîte... Une fois, on avait les costumes, on avait sué sur scène et on les avait mis dans la malle. Et là, ça commence à sentir un petit peu, c’est moisi. Et lors d'un festival avec toutes les vedettes, Keziah Jones et toutes les grosses brutes, on s’est retrouvé au lavoir tous ensemble à nettoyer nos costumes au savon, ça faisait vraiment le groupe de pauvres, le groupe qui fait sécher son linge sur le fil avant de monter sur scène...

O. C. : Sinon par rapport à l'inverse, tu vas dans certaines soirées et t’as l’impression qu’il y a plein de gens qui s’éclatent pas, ou que leur costume, c’est le masque ténébreux...

D : Oui, bien sûr. Y’a beaucoup de gens...

O. C. : Dans le rap par exemple...

Saïd : Ouais, y’en a plein qui se la jouent...

D : Mais y’a plein de gens aussi qui rentrent dans un délire... pour appartenir au truc mais sans non plus y avoir mis les tripes
. Dans le rap, y’en a, tu vas les voir avec les grosses baskets, tout le look, mais ils y mettent pas les tripes, ils kiffent pas le truc...

O. C. : Et c’est quoi celui qui le kiffe ?

Saïd : Un mec qui kiffe le rap, pour moi il a pas d’identité au niveau de la sape. T’as pas de tenue vestimentaire appropriée. C’est à l’intérieur... Tu vois, par exemple, y’a un mec qui va arriver en costard-cravate et il va t’envoyer un rap, ça va être mortel. Et t'en auras un autre, habillé style Public Enemy, et là rien. C’est à l’intérieur... C’est vrai y’a des soirées où c’est gonflant mais le rap, c’est bien, ça te fait bouger. C’est vrai que depuis qu’il y a le rap y’a jamais eu autant de soirées. Y’a quelque chose de vachement plus accessible maintenant qu’avant on n’avait pas, que ce soit les soirées ou le bizness; Y’a certaines personnes qui sont vraiment dedans et c’est eux qui peuvent faire évoluer. Solaar par exemple, lui il va faire avancer les choses, faire rentrer les gens par exemple. Sinon, y’a beaucoup de tocards qui vont arriver, prendre des places et ça va donner une mauvaise image du truc qui va nous couler. C’est les mecs genre Solaar, IAM qui vont faire bouger quelque chose.

O. C. : Sinon, toi t’es souple, tu chantes du funk, autre chose aussi ?

S : Moi, c’est tout ce qui est musiques noires, gospel, funk, jazz, tout ce qui est chant. Le rap, j’aime bien mais y’a pas de chant, alors...

O. C. : Tu vois le fil entre le jazz et le funk, par exemple ?

S : Oui, oui. J’écoute plein de musiques mais moi je me sens bien dans cette musique là, c’est ce qu’il me faut parce que je l’ai choisi. Si le rock m’avait fait kiffé, j’aurais choisis le rock. Je sens ça complètement hypnotique, ça me rentre par les pores, partout, c’est ça. Le chant, c’est tout ce que tu ne dis pas par la parole qui sort par la voix. Y’a ceux qui impressionnent et ceux qui émotionnent, les premiers, c’est la technique impeccable etc.. moi, je préfère les autres, ceux qui font passer une émotion, ce sont eux qui se distinguent. Comme dans le blues. Dans la fonk, t’as les fous et les sérieux. Les fous c’est... tu vois par exemple les sérieux, c’est ça, (montrant la pochette d'un CD) : poupée barbie, tout est parfait quoi, et les fous, c’est ceux qui s’identifient à leur musique, et leur musique est pareille.

O. C. : Vous êtes dans les fous, “tous des oufs” ?

D : Comme tout le monde, tout le monde est fou, si chacun s’en rendait compte ce serait bien. Chacun dans son délire, tous des oufs quoi ! Surtout par rapport à cette musique, c’est parce qu’on n’est pas très clean, qu’on a fait cette musique.


O. C. : Et sinon, le côté Malka et la plage ?

D : On the beach, ben ouais, on adore. On fait partie de ceux qui aiment bien partir à la plage. Aux débuts du groupe, on était même parti tous ensemble à Formentera, c’est une petit île à côté d'Ibiza. T’as plein de jeunes, pas mal de gens super cool.
La plage, sinon, pour moi, ça évoque la notion d’Eden, une sorte d'idéal. J’aime bien ce côté des jeunes : 'eh, tu vas quand même pas passer tout ton temps à travailler !'. T’avais l’ancienne pensée, des gens qui disaient 'on va travailler, faut travailler, on va construire', etc... et les enfants (il s’étire et baille) : 'ahaaa ! qu’est ce qu’on va faire aujourd’hui ?'. J’aime bien ce côté là. Tout le monde devrait être comme ça. Et la plage, ça devrait être l’endroit idéal pour faire ce genre de choses. La mer, le soleil. En plus pour un jeune, c’est associé aux vacances. C’est là où t’as rencontré les premières filles. Et le morceau "On The Beach", quand on l'a fait, on trouvait que ça faisait vraiment bien 'plage', genre en Espagne ou en Italie, le plan 'andiamo a la playa', c’était un côté un peu disco italienne...

O. C. : Sur l'album, il y a aussi cette intro...

D : Oui, 'Transmettre et partager le kif...'. C'est ça la notion.

O. C. : C'est le concept de l’album.

D : Si, si, c’est ça, c’est le concept de l’album. Le côté on s’amuse, on s’éclate, faut le voir de ce côté là. Positif...

O. C. : Dans le concept, en même temps, il y a le bien et le mal. Il y a le méchant Régor et son "ténébreux empire"...

D : C’est personnifié plus ou moins. Nous, par rapport à ce qu’on retrouve, l’élément du Mal c’est Régor, qui veut plus d’argent et de pouvoir, celui qui t’empêche de kiffer, qui t’empêche d’aller à la plage...

O. C. : Le côté Babylone ?

D : 'Plus d’argent et de pouvoir', tu retrouves ça tous les jours. Tu vois bien qui c’est, quoi. Ben voilà. Pour t’expliquer un peu le fait qu’il s’appelle Régor... A l’envers ça donne Roger, je t’ai parlé de Roger qui avait été monté, Roger Boîte Funk, et qui a mal tourné. En fin de compte, au départ c’était une histoire de jeunes, c’est-à-dire qu’ils louaient la salle, se retrouvaient et ils faisaient tout. Ils pouvaient passer des jours à faire les tracts, les flyers, et à les distribuer; ils cherchaient des disques. Et, petit à petit, ça a commencé à prendre de l’ampleur, y’a de plus en plus de gens qui y allaient. Jusqu’au jour où t’as Massadian, un mec à l’époque qui s’occupait d’Actuel, a voulu faire une fête. Il a commencé à s’associer avec eux et la fête marchait très bien. Ils ont continué à travailler ensemble mais, petit à petit, le côté obscur du mec s’est développé, puis les autres se sont rendus compte que ça n'était plus intéressant et ils sont partis. Y’avait plus de communication entre eux, comme il y avait de l’argent. C’était une histoire de copains qui commençait à devenir un gros truc de bizness. Et pour un copain, ça a même été assez tragique, c’était un mec super speed et, un soir, je crois qu’il avait pris un acide, il a pris une bécane et il est rentré dans une vitrine et il est resté plus ou moins...ben il est resté à l’hôpital, ça lui a agi un petit peu... Comme dit Joseph, c’est la vision de la machine à laver, tu mets des éléments dedans, t’envoies le programme et ça tourne, ça tourne, tu rouvres la machine et tu vois l’autre il est comme ça, l’autre il est mal. c’est ce qui a aidé à la philosophie sur Régor, 'plus d’argent et de pouvoir'. Parce qu'on a bien vu ce qui s’est passé. C’est un petit peu le message. C’est un peu le concept au départ, parce qu’on aime bien aussi voir au dessus de la musique.

O. C. : Si c’est ça le mal, “plus d’argent...”, le bien, c’est “transmettre et partager le kif” ?

D : Le kif c’est indéfinissable, c’est le fait d’être... rien que la notion de bonheur ou de plaisir...

O. C. : Le bien-être ?

D : Le bien-être ! Voilà, c’est ça, le bien être. Etre ensemble, partager des choses, faire des choses constructives, qui te font plaisir maintenant et qui, plus tard, te rapporteront encore. C’est-à-dire le paradis... Comme à l'origine le terme, le kif, c’est rapporté au fait de fumer et de se sentir bien et cette expression, en fin de compte, renvoie à l’Afrique du Nord . C’est-à-dire tu fumes le kif et tu kiffes. Par abstraction, c’est tout ce qui est lié au fait de se sentir bien. C’est marrant parce que ça va bien avec funky : “funkif”. Ca c’est toujours plus ou moins la même histoire, le paradis, l’enfer, le bien, le mal, on y est tous confronté, surtout en ce moment. C’est une manière de montrer une certaine vision des choses. Super naïf bien sûr mais, bon... c’est mortel !

Justement, ça c’est aussi un truc moderne, le fait qu’il y ait pas besoin de fumer, tu parlais tout à l’heure de l’irrationnel, des choses comme ça, c’est le fait aussi de revenir à des choses comme ça sans passer par des moyens. T’as ça en tête.

O. C. : La fête, ça a toujours été associé à des substances, boire etc...

D : Bien sûr, les choses qui sont liées à la fête, c'est Dionysos, boire du vin. Généralement, c’est ce genre de choses qui t’aident à sortir de toi-même, parce que t’es dans des situations, même par rapport à la vie, où ça sort pas comme ça. Mais, comme je te disais par rapport à la musique, quand t’es bien avec les gens, t’as plus besoin de ce genre de choses pour te trouver dans d’autres états, c’est juste le fait de se voir qui provoque ce genre ça. Y’a pas mal de gens qui boivent pas et qui s’éclatent, peut-être mille fois mieux que ceux qui boivent. Donc la transe c’est là. Et la drogue souvent aide la personne à se révéler la personne, mais si tu prends et qu’il y a rien à sortir...

O. C. : Par rapport à ces moments, quel est le rôle du son, comme par exemple celui de la basse ?

D : Ouaaaiis! La danse ça fait des éternités. Au départ c’était des tambours, y’a quelque chose de mystique qu’on n’a pas encore trouvé, c’est là quoi (il désigne son ventre) !

O. C. : C’est un truc physique ?

D : Ouais, c’est sûr. en plus dans le funk tu sens le côté James Brown, les vieux James Bown, ça touche au bide, comme les trucs africains. Ca passe plus seulement par les oreilles. Les grooves, ça tape direct et ça monte après, t’as les deux. Il y a une sensation physique avec les basses, une sensation physique qui tape dans le ventre et ça fait vibrer. Et avec les oreilles, c’est de mettre une ambiance particulière autour de ça.

Ca, la basse, tu le repères depuis longtemps, tu vas dans les sound-systems... Au début, je trouvais ça bizarre, au début, ça te choque même parce que tu ne connais pas. Et puis, petit à petit, tu sens que c’est ça, c’est ça le truc !

S : La basse, c’est "animal". Dans la musique il y a toujours eu ce langage de basse, la 'bâsse', prends la 'bâsse', c’est bestial quoi !

O. C. : Comment es-tu venu à la basse ?

D : Quand j’étais petit, j’écoutais pas mal de musiques et y’a un truc qui m’avait toujours surpris, c’est la basse. T’as les aigus et les basses, sur la chaîne hi-fi de mes parents, le nombre de fois où j’essayais de savoir quel était l’instrument ! Tu tournes le bouton : et c’est mieux. Généralement, j’avais repéré que quand t’avais pas la 'bâsse' tu te faisais un peu chier. La musique, c’est bien mais quand tu mets de la basse c’est pour danser. Ch’ais pas, c’est la notion et j’essayais de savoir quel était l’instrument qui faisait danser, c’est au fur à mesure, en écoutant, le nombre de fois que j’ai passé à regarder les pochettes, puis j’ai vu l’instrument à 4 cordes...

O. C. : Y’a des bassistes qui t’ont inspiré ?

D : Au départ des trucs de disco, de funk. De musique africaine aussi où t’avais des trucs bien speed. Police. Un peu tout, les trucs de reggae.

O. C. : Bootsy ?

D : C’est venu après en rentrant dans les éléments funk, quand tu commences à identifier qui en sont les grands personnages. Hendrix aussi, grand personnage funk.

Q : Est-ce que tu aimes une musique en fonction du son ?

O. C. : Plus maintenant. Avant, même juste à voir la pochette, je pouvais dire 'ça c’est de la merde'. Sinon, tu peux aller chercher ce qu’il y a derrière le son. Quand t’écoutes des trucs africains par exemple, c’est pas des gros sons. Je m’attache plus à chercher la matière, ce que tu retrouves dans la musique plutôt que d’attacher ça vraiment au son. Je reconnais qu’à l’heure actuelle la musique moderne c’est super attaché au son, c’est devenu une matière. Comme quand on est passé de la guitare acoustique à l’électrique, c’est réussir à détacher la matière des deux. Mais c'est quand tu y attaches une notion d’émotion que la musique prend sa valeur...

O. C. : Et le bruit ? En concert, vous dites au public : 'Faites du bruit'!'

D : C’est la vie !

O. C. : La ville ?

D : C’est la vie. Ou la ville, ou la vie de la ville, la vie en milieu urbain.

O. C. : Le bruit, c’est ce qu’on retrouve en commun dans le rock et le rap...

D : C’est l’énergie. C’est l’expression. Quand tu fais de la musique, c’est le Cri, je sais pas si c’est le même cri que quand t’es sorti du ventre, t’as poussé ton cri et t’étais déjà dans la musique. C’est ça. T’exprimer de différentes façons, même pour dire que t’es bien, que t’es content, c’est super quoi ! Comme si t'allais tout casser, c'est faire du bruit quoi. C'est la première expression. Le fait de produire un son (il tape des mains), voilà rien que ça, ça part de ça au départ.

O. C. : La violence?

D : Le bruit, c’est moderne, c’est la culture moderne. Comme d’entendre le bruit des voitures en bas de chez toi. Tu t’habitues. Bruits urbains.

Gilles (le trompettiste, arrivé un peu plus tôt) : Le bruit, tu t’en sers dans la musique quand tu prends des éléments qui a priori ne sont pas harmonieux, ça va produire des sons qui ne sont pas là pour te caresser l’oreille mais pour te faire réagir, te réveiller quoi. Y’a peut-être des sons qui sont plus aptes à te donner de l’énergie, à te mettre dans une situation d’éveil.

D : Ce que tu dis, c’est Public Enemy. Le truc le plus connu, c’est la sirène. Quand ils ont sorti ce truc de la sirène, tu te disais 'ça peut pas rentrer dans de la musique' et pourtant si. Il suffit d’avoir une autre vision de la chose et c’est ça qui est intéressant. Mais ça, c’est toujours urbain, ça, le bruit, c’est inhérent à la ville, à la machine. Tu vois par exemple aux Etats-Unis, Détroit. Grand berceau, Détroit ! Des usines, des usines de voitures. T’as tout le lien : des gens qui travaillent, qui veulent se détendre. C’est ça le funk, y’a Juan Rozoff qui disait : 'c’est une fleur qui a poussé sur une poubelle'. C’est ça...

O. C. : Et pour rester dans le lien avec Public Enemy, est-ce que chez vous il y a aussi le côté “Fight the Power” ?

D : En partie. Si tu vois d’où ça vient au départ. Au début, le funk c’est quoi ? C’est du rock, du rock noir. Il y a eu des évolutions. Donc il y a des choses à dire.

G : Le funk il est subversif, ne serait-ce que dans la mesure où il dit 'amuse toi !'. Le fait d’être ensemble, ça va à l’encontre du 'faut que tu t’en sortes tout seul', ta carrière, machin... Le funk, c’est tu pars dans le rythme...

D : C’est une autre réalité des choses. Le funk, comme le jazz, c’est un truc qui développe la pulsion ternaire, 1-2-3,1-2-3. Tu swingues. On m’a raconté d’où ça venait. Ca prouve que c’est une autre réalité des choses. Les mecs, ils venaient d’Afrique. Aux Etats-Unis, pendant la période de l'esclavage et jusqu'au siècle dernier, les Blacks n'avaient pas le droit de faire de la musique. C’était interdit, ils avaient pas le droit. Le seul biais qu’ils avaient pour en faire, c’était la musique militaire, c’étaient les marches. Donc, dans les forts, t’avais les mecs qui marchaient au pas, et t’avais la musique militaire avec la batterie, 1-2-3-4, 1-2-3-4. Donc on mettait les mecs qui tapaient la caisse claire devant, les Blancs, et derrière t’avais les blacks qui suivaient. En grande partie, t’avais les mecs qu’avaient des chaînes et qui traînaient les pieds. Devant, t’avais ceux 1-2-3-4, et ceux derrière, 1-2-3, et c’est comme ça qu’ils ont développé le ternaire 1-2-3, 1-2-3, 1-2-3. C’est comme ça qu’ils ont développé le côté swing.

G : Le truc, c’est que la musique africaine, c’est pratiquement toujours en ternaire, seulement là ce qui s’est passé c’est que tu gardes la pulsation binaire et tu vas introduire un petit déséquilibre à chaque fois qui fait que tu danses : c'est ce qui fait le groove. T’as un truc à l’intérieur du temps.

D : C’est ça qui a donné naissance à toute la musique moderne qu’on connaît. C’est la rencontre de deux cultures, qui sont peut-être pas rentrés ensemble de la meilleure façon. C’est l’image de la fleur sur une poubelle, quelque chose qui essaie d’exister malgré au départ une situation de rejet, qui n’est pas une adaptation naturelle. D’ailleurs, tu la trouves encore aux Etats-Unis à l'heure actuelle cette situation.

O. C. : Tu parles de deux cultures, ça évoque aussi la question du métissage, mais je me demande si c’est la peine d’en parler tellement c’est évident pour vous...

D : Ben, c’est ça la nouvelle culture. C’est le résultat de l’un plus de l’autre. Pour moi, c’est très important. Une sorte d’espoir, par rapport à la culture qu’on développe et qui est nôtre. Quand j’étais plus jeune, on entendait moins parler des jeunes. On évolue, ça prouve que c’est une forme de puissance. Et le permier acte, c’est le métissage. Et quand tu regardes les anciennes générations et leur rapport à ce métissage, tu vois l’évolution faite et ce qu'il reste à faire.

O. C. : Sinon, le funk c’est une musique populaire ? Est-ce que vous définiriez votre musique comme rattachée à la culture populaire ?

D : Ouais, la musique populaire, bien sûr. C’est aussi lié au métissage. T’as des gens qui sont venus avec leur culture et t’as des gens qui étaient déjà là avec leur culture et tu as le funk et ces autres musiques d'aujourd'hui. Pour moi qui suis un ouvrier du funk, tu t’attaches à ces musiques et à ce que tu y mets. Dans les cités, tout le monde aime bien le funk, ça circule. Les cités sont une bonne usine à soul, funk... 

Ce qui fait qu’une musique soit populaire, c'est est qu’elle appartienne à des gens, qu’elle appartienne aux gens. C’est ce qui permet aux jeunes d’appartenir à quelque chose, c’est le premier truc après l’équipe de foot. Tu fais des concerts, tu vois d’autres choses. Par exemple, à Lyon, tu vois les mecs de banlieue, ils restent en banlieue, ceux de la ville en ville, tu fais un concert et tu vois que les deux se réunissent et tu vois que c’est possible. Toujours la notion d’urbain, comment évoluent les gens dans la ville et qu’est-ce qui fait qu’ils se mettent ensemble, ou qu’ils se trouvent pas...

O. C. : En deux mots, est-ce que tu sens le funk associé à l’idée de Mère ?

D : Je sais pas si c’est ce côté qui vient de l’Afrique. Ca c’est un truc que j’ai repéré chez les gens qui viennent d’Afrique, l’importance de la Mama.

O. C. : 'Free your mind..."

D : C’est George Clinton, c’est important aux Etats-Unis, tu peux libérer ton corps, si ton esprit l’est. C’est l’émancipation. Réveiller la conscience de la masse pour lui permettre de bouger, donc réfléchis pour pouvoir avoir une action au niveau politique mais c’est la même chose aussi, si tu veux, sur la transe : libère ton esprit et tu pourras vraiment t’exprimer. C’est la même équation.

O. C. : Et l’attitude ?

D : C’est la même importance, l’attitude et la libération. La libération par rapport à l’attitude. C’est comme le rock, c’est une attitude : je prends ma moto. C’est comme de se lever le matin et se dire 'I feel good', c’est-à-dire, c’est la merde mais faut que ça swingue quand même, ça s’arrête jamais. C’est comme la chanson là, le mec il raconte au niveau de la situation aux Etats-Unis, qu’est ce qu’il se passe, on est au bord du précipice et ça finit par : “'And the beat goes' ! Faut pas s’arrêter. Et c’est une attitude. C’est un espoir aussi. c’est pour ça que je te disais que je faisais la coupure par rapport au blues. Le blues, c’est une situation donnée et acceptée, l’autre, c’est une autre vision. Mais le blues revient toujours...

Environ deux ans après cet entretien, Malka Family a sorti un album, Fotoukonkass. Son dernier. Parce que leurs enregistrements me semblaient de mieux en mieux maîtrisés, que les voix étaient mieux posées, j'étais persuadé que le groupe pouvait enfin en tirer un tube sans pour autant se renier. Il y eut encore des concerts épiques... Le passage place de la République, sur le podium Ricard, pendant la Fête de la Musique 1997. Mais, peu de temps après, le groupe se séparait, victime de sa formule : parce qu'il est difficile de faire vivre douze personnes sur scène. Daniel et Isaac ont fondé Madioko, plus orienté sur les musiques africaines... Certains membres jouent avec Bibi Tanga, dans les Grééments de Fortune (Gilles et Rico, par exemple) ou dans les Sélénites (Rico). Malka Family demeure à mes yeux l'expérience de funk française ayant le mieux incarné cet esprit de fête, sans prétention... Le kif !!!